Introductions

Quelques exemple d’introduction à La Maison du chat-qui-pelote rédigés par des étudiants du séminaire

INTRODUCTION 1

En 1830, l’éditeur Mane fait paraître le court récit Gloire et Malheur, composé par Honoré de Balzac. Cette histoire, l’une des premières rédigées pour la Comédie Humaine, conte les illusions et déboires passionnels d’une jeune femme, Augustine, éduquée par un vieux commerçant drapier installé dans la boutique du Chat-qui-pelote, maison respectée qui fonctionne rigoureusement. Cette jeune fille épouse un jeune artiste, Théodore Sommervieux, dont elle s’est éprise. Après avoir connu la gloire de son mari dans l’univers mondain, qui lui est étranger, Augustin fait l’expérience des conséquences misérables de ce mariage contre-nature.

A l’édition de 1830 suivra quatre textes : l’édition Béchet en 1835, l’édition Furne en 1842, dernière édition publiée du vivant de l’auteur, qui précède toutefois l’édition dite du Furne-corrigé, manuscrit sur lequel Balzac avait apporté d’ultimes mais non moins nombreuses modifications. Ce texte sera publié pour la première fois en 1855 chez l’éditeur Houseaux. Au fil de ces quatre éditions, l’auteur Balzac modifia considérablement son récit, allant dans une logique de réduction et de concentration. Le titre change et devient La Maison du Chat-qui-pelote dans l’édition de Furne, ainsi que certains noms de personnage qui renvoient désormais à d’autres figures présentes dans la masse qu’est La Comédie humaine. Balzac est désormais un auteur renommé, ses livres se vendent, l’éditeur peut parier sur des impressions plus couteuses : cette édition s’accompagne des premières illustrations dont le portrait du père Guillaume, image prototype du petit bourgeois.

La Maison du Chat-qui-pelote tel que le récit est donné à la lecture aujourd’hui, est une œuvre clef pour la Comédie humaine. Tout d’abord, il s’agit d’une des premières œuvres composées par l’auteur dans laquelle se retrouve les grandes thématiques balzaciennes : le type bourgeois, le modèle féminin, la relation à la peinture, le monde artistique, les illusions passionnelles et la dégradation, souvent mortelle, qui en est la conséquence, l’inscription de la science physiognomonique, etc.. Toutes ces thématiques y sont en germes, exposées comme point de départ au grand tableau social que Balzac se propose de tisser. Ensuite, ce court récit est l’histoire liminaire de la Comédie humaine, celle qui suit « l’Avant-Propos ». On entre dans la Comédie humaine en découvrant La Maison du Chat-qui-pelote. Tout fait de notre récit l’œuvre pionnière du grand projet balzacien.

Le récit s’ouvre sur une longue description de la façade de cette maison commerçante sur laquelle se voit un tableau d’un chat jouant au jeu de paume. Le choix dès l’édition de Furne de changer ce titre aux accents moraux, Gloire et Malheur¸ en un titre objectif, La Maison du Chat-qui-pelote, inscrit dès le départ une volonté de distance et un désir de lier dans un raccourci saisissant le monde du commerçant[1] et le monde artistique. Ce raccourcit évocateur se fait métaphore de ce court récit qui se propose d’expérimenter cette alliance entre le monde bourgeois commerçant et l’univers de l’artiste, union qui passe ici par l’amour passionnel et le mariage. Ainsi, une première partie du récit se concentre sur l’entrelacement de ces deux fils sociaux, jusqu’à ce que Théodore compose le portrait d’Augustine, symbole de sa passion pour cette dernière. Puis, c’est la détérioration de la toile, les fils se distancient, leurs agencements ne fonctionnent plus, l’union se détruit petit à petit, jusqu’à la destruction symbolique du portrait d’Augustine par elle-même.

Le titre apparaît alors comme le fil conducteur du récit, qui se compose et de décompose autour de cette thématique métalittéraire de la toile, du texte comme un morceau de tissu que l’auteur coud. L’importance de ce système littéraire est fidèlement insérée dans l’ouvrage pionner, comme pour nous signifier le projet d’ensemble de la Comédie humaine qui sera une composition textuelle de fils sociaux qu’on tente d’assembler pour voir le résultat, la beauté et le fonctionnement.

Trois grands thèmes de l’œuvre Balzacienne sont ici en germe. Le premier grand thème dont Balzac est l’un des plus célèbre représentant est celui de la science physiognomonique. Cette science portée par Johann Kaspar Lavater ou encore par Cesare Lombroso pour le domaine italien, définissait un rapport étroit entre le visible (l’apparence) et l’invisible (le caractère). Elle prévoyait une description intime de l’être humain en fonction des traits distinctifs de son corps et plus particulièrement de son visage. Toute l’œuvre de Balzac en est imprégnée et en témoigne en particulier à travers l’art du portrait, temps narratif durant lequel le personnage, par le dessin qu’en fait l’auteur, se montre physiquement et se comprend caractériellement. L’un des exemples canoniques qui revient dans les anthologies littéraires est le portrait du Père Goriot, pour qui Balzac investit le vocabulaire arithmétique et géométrique, destiné à établir les liens de cet homme avec les chiffres, l’argent et la rigueur de sa vie. La Maison du Chat-qui-pelote évidemment n’en échappe pas. Alors que Virginie, sœur d’Augustine, ne joue pas de rôle fondamental parce qu’elle est le portrait de ses parents, donc ne présente aucun dérèglement, Augustine, elle, deviendra clairement le portrait de son mari, et présente alors un élément de disjonction qui intéresse la narration et présente son caractère. Plus anecdotique est la science mise en place pour le portrait de la duchesse de Carigliano qui intervient à la fin du récit, rivale d’Augustine. Elle présente toutes les caractéstitiques physiques de l’aristocrate séductrice : « Après un moment de silence, la coquette, emprisonnant les jolies mains de la pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un rare caractère de beauté noble et de puissance, lui dit d’une voix douce et affectueuse[2] ». La description des mains de la duchesse en dit long sur son personnage.

De même, nous retrouvons l’importance de la peinture, que la critique a étudié avec précision. La peinture se lie par ailleurs à la physionomie dans la mesure où leur point commun qu’est le portrait permet d’introduire la vision scientifique de manière poétique. La peinture renvoie au tableau lui-même, qui revient régulièrement dans toute l’œuvre de la Comédie humaine mais aussi à l’action de peindre, synonyme poétique de l’écriture, qu’on retrouve employé dans la préface de la première édition de la Maison du Chat-qui-Pelote puisque Balzac prétend vouloir « peindre avec fidélité les événements dont un mariage est suivi ou précédé ». Le tableau de l’enseigne, celui d’Augustine ou encore les mentions de Girodet insèrent la multitude tableaux dans le tableau qu’est le récit au sein du grand tableau de la Comédie humaine. Mais outre un moyen métalittéraire, la toile fait véritablement système dans l’œuvre de l’auteur qui, lors de l’incipit de notre récit, décrit l’enseigne en insistant sur son importance narrative :

« Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons.[3] »

C’est ainsi que le critique Willy Jung s’intéresse à la valeur et à la lecture picturale du récit liminaire pour conclure :

« L’exposition ou l’introduction étant conçue comme un tableau, Balzac veut que nous la considérions comme telle, c’est-à-dire comme un objet d’art. L’énumération des personnages qui apparaissent, chacun à sa place, au réveil de la boutique et dans le déroulement quasi mécanique de son ouverture, inspire en effet un mode de lecture particulier, disons pictural. Elle impose à l’œil, d’étage en étage, un cheminement en apparence illogique, mais qui nous fait parcourir dans toute sa surface la façade de la vieille maison [4]»

Le dernier thème que nous pouvons aborder est un thème récurrent dans la Comédie humaine mais aussi contemporain de la rédaction de la Maison du Chat-qui-pelote, comme une obsession balzacienne : la question du mariage. Cette question est non seulement un enjeu social, surtout bourgeois, puisqu’il s’agit de préserver le commerce et le patrimoine par des unions intelligemment négociées, mais aussi un enjeu humain. On voit bien cette problématique dans la mesure où Augustine, qui était promise au commis Joseph, futur gérant de l’entreprise familiale, décide de se marier par amour avec Théodore, point de départ de sa perte. En effet Théodore mène une vie faite de passion. Il se voue à la conquête d’Augustine, dont l’amour ira jusqu’à lui faire peindre l’un des tableaux qui lui vaudra sa réputation, conquête qui le meut mais qui s’éteindra avec le mariage. Le mariage est ainsi perçu comme le terme ou l’antithèse de l’amour. A l’inverse, Augustine s’enflamme pour la passion, se réjouit d’un mariage d’amour et d’une vie faite de sentiments passionnels. De l’autre côté Virginie, sœur d’Augustine, et Monsieur Guillaume sont des personnages de ce siècle industriel, bourgeois, fondé sur le calcul et le travail. Ils acceptent leur condition et leurs valeurs, et ne fonctionnent qu’avec. Au sujet même du mariage, Monsieur Guillaume dira à Joseph, son commis, originellement promis à Augustine : « Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes.[5] ». Il atteste ici la perception du mariage comme fait social, nécessaire pour le fonctionnement de l’entreprise familiale, et non comme la consécration d’une passion.

Balzac évoque régulièrement la question du mariage dans ces premiers romans[6] et surtout dans La Physiologie du mariage en 1829, dont Pierre-Jean Castex, éditeur de l’édition Pléiade ne cesse de faire référence pour éclairer le texte de Balzac. Pourquoi cependant cet intérêt pour le mariage alors même que la cérémonie en elle-même n’est pas l’objet d’une description particulière ? En effet, Balzac semble s’attacher plus à l’avant et à l’après cérémonie, comme une étude approfondie des causes et des conséquences.

Ce récit, pourtant fondamental pour la Comédie humaine, apparaît comme un ouvrage connu uniquement des initiés balzaciens. En effet, le grand public retient Le Père Goriot, Eugénie Grandet, Les Illusions perdues, La Peau de Chagrin, ou encore Les Chouans. Balzac est l’un de nos plus grands auteurs et pourtant ce court récit fondateur est quelque peu oublié. En effet si nous regardons les anthologies ou manuels scolaires mis à la disposition des étudiants, qui ne peuvent ignorer l’œuvre balzacienne, aucune mention n’est faite de la Maison-du-chat-qui-pelote[7]. Certes il est un court récit et présente des problématiques qui seront exposées dans d’autres œuvres. Rarement publié seul, l’histoire semble tomber dans l’oubli au sein de la somme gigantesque de la Comédie humaine dans la culture commune.

Par ailleurs, la critique littéraire a trop longtemps et trop souvent mené une lecture biographique de cet ouvrage, rapprochant le sort d’Augustine à la sœur défunte de Balzac, Laurence, morte jeune de désespoir suite à un mariage raté. De nombreuses études s’attachent à établir des liens entre les personnages et des personnes réelles, entre la mécanique de vie de la famille Guillaume et « L’Employ du Temps » rédigé par Madame Sallambier, grand-mère maternelle de Balzac. Cet intérêt biographique rappelé à chaque ligne dans certains introductions ou notes scientifiques ancre la fiction balzacienne dans une réalité qui fait dès lors sûrement perdre de l’intérêt pour l’histoire. Cette orientation interprétative pourrait prendre son appuie sur la connaissance des romans balzaciens comme peinture de la société. Il est vrai que l’on remarque très rapidement que dans l’œuvre de l’écrivain tourangeaux les paysans et la vie de campagne ne sont que très peu présents, absence due, selon la critique, au cercle social que fréquentait Balzac. Dès lors il semblerait évident que l’entourage social de l’auteur influence son œuvre : il peint ce qu’il connait, ce qui autorisait des lectures biographiques. De la même manière, dans la lettre dédicatoire « au grand et illustre Geoffroy-saint-Hilaire » que rédige Balzac pour introduire en 1842 Le Père Goriot, l’auteur semble affirmer l’importance de l’ancrage réaliste de son roman : « Les particularités de cette scène pleine d’observations et de couleurs locales ne peuvent être appréciées qu’entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge (…) »[8]. Il ajoute quelques lignes plus loin : « Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant ‘Peut-être ceci a-t-il m’amusez’. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l’auteur (…) ». Balzac dénonce ici l’attitude de la haute société qui ne lit que pour se divertir et se montre friand d’histoires fabuleuses, coupées de toutes réalités. Il est donc vrai que l’on peut y voir ici une volonté de l’auteur de transformer sa vie en matière littéraire et de présenter la société telle qu’il la connait entre ses vices et ses vertus. Mais, la tendance biographique a ainsi oublié l’importance du transfert poétique. Oui Balzac s’inspire de la société telle qu’il la perçoit mais uniquement pour la transformer en matière littéraire qui par la généralisation et la mise en action pose une série de problématiques inhérentes et au siècle de Balzac et à la société humaine. A cette règle La Maison du-chat-qui-pelote n’échappe en rien, comme nous l’avons fait remarquer, ne serait-ce qu’avec la question du mariage.

[1] Les balles du jeu de paume se composent à partir de chute de laine, donc des restes des fabrications dont la maison du père Guillaume est spécialiste.
[2] La Maison du Chat-qui-pelote, p. 78
[3] La Maison du Chat-qui-pelote, p. 16
[4] Willy Jung, « L’effet des tableaux. La lecture picturale de la Maison du chat-qui-pelote », in L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2004/1, nr 5, pp. 211-228
[5] La Maison du-chat-qui-pelote, édition Libretti, p. 47
[6] Voir à ce sujet Alex Lascar, « Les réalités du mariage dans l’œuvre balzacienne. Le romancier et ses contemporains », », in L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2008/1, n. 9, pp. 165-216
[7] Etude réalisée à partir des ouvrages suivants : Itinéraires Littéraires, G. Décote et J. Dubosclard (dir.), Paris, Hatier, 1989, Tome XIXe. ; Littérature, textes, histoire, méthode, M.H Prat et M. Aviérinos (dir.), Paris, Bordas,1997, tome 2, XIXe-XXe ; Français Littéraire Seconde, G. Winter (dir.), Paris, Bréal, 2011 ; Anthologie de textes littéraires du Moyen Âge au XXe siècle, B. Alluin, Paris, Hachette éducation, 1998 ; Manuel de littérature française, Bréal-Gallimard, Paris, 2004 ; XIXe siècle, Bordas, Collection littéraire Lagarde et Michard, 1985
[8] A titre d’exemple, Jeannine Guichardet a rédigé Balzac « archéologue » de Paris en 1986 afin de travailler sur les réalités géographiques et la découverte de Paris par les romans de Balzac

 

INTRODUCTION 2

La Maison du Chat-qui-pelote sert d’ouverture, dans la plupart des éditions d’œuvres complètes, à La Comédie Humaine[1], et inaugure le projet colossal d’Honoré de Balzac. Maurice Bardèche écrit : “pour Balzac, un milieu familial est une réalité sociale qui a son climat, ses coutumes, son relief, son atmosphère, exactement comme une province ou une patrie… une “vie privée”, c’est donc cet ordre que chaque être arrange autour de lui, cette ambiance qui émane de lui-même et de sa vie, le plus souvent à son insu, c’est comme une aura qu’il projette”[2]. C’est bien le projet de Balzac visible dans La Maison du Chat-qui-pelote que l’on retrouve ici. Il semble donc évident que cette œuvre, conciliant peinture de mœurs et analyse politico-romanesque, vienne inaugurer La Comédie Humaine. La Maison du Chat-qui-pelote est d’un genre bien particulier autant qu’inédit, original par rapport aux œuvres précédentes de l’auteur : par le biais de la description de la vie quotidienne, Balzac accomplit une analyse sociale du milieu étudié  représenté par une mise en scène d’un échantillon de caractères de son époque.

Éditer les écrits de Balzac, que ce soit en œuvres complètes ou par œuvres choisies, n’est pas une mince affaire. L’œuvre est bien trop gigantesque, ce qui rend la totalisation de l’édition impossible. Pourtant, choisir d’éditer La Maison du Chat-qui-pelote a une véritable pertinence, un enjeu tout particulier : c’est en effet la première de scène de la vie privée écrite par Balzac. En 1830 paraît la première édition de ce recueil de Scènes de la vie privée, composante en plusieurs tomes de La Comédie Humaine : la critique se fait alors très dure envers la publication de ces scènes, dont elle ne saisit pas la modernité et l’importance. Pourtant, à l’origine, cette pièce, dont les circonstances d’écriture demeurent inconnues et encore appelée Gloire et Malheur, n’est pas inaugurale; elle ne le devient qu’en 1842, dans la version du texte chez Furne. La deuxième édition est publiée en 1835 chez Béchet, mais l’édition qui fait autorité est celle de 1855, qui succède à la dernière édition du vivant de l’auteur chez Furne. Balzac meurt avant de pouvoir faire éditer l’œuvre à nouveau, malgré ses corrections : paraît pourtant en 1855 la version posthume de référence du texte, corrigée, avec ses variantes stylistiques, au sein de l’édition de La Comédie Humaine par Houssiaux ; c’est celle que nous avons choisie pour cette édition, à la fois la plus complète, la plus riche et la plus pertinente. La Maison du Chat-qui-pelote, à partir de 1842, obtient la place d’honneur dans l’édition Furne, suivi du Bal de Sceaux[3], de La Bourse[4], et de La Vendetta[5] : elle a pour responsabilité d’annoncer la composition générale, l’architecture d’ensemble de La Comédie Humaine. Cette œuvre à la fonction d’ouverture constitue dès lors un présage, elle prophétise tous les grands thèmes balzaciens, d’où son poids et sa force, ainsi que son intérêt inépuisable.

Les sujets et thématiques de La Maison du Chat-qui-pelote sont essentiels ; ils vont se faire réguliers dans l’ensemble de La Comédie Humaine. Ouvrant la série des études de mœurs, on y retrouve l’opposition entre artiste et bourgeois, dans une démonstration du bonheur et de la gloire comme inévitablement antagonistes. Dans le Paris des années 1810, Monsieur Guillaume a deux filles, Virginie et Augustine ; il mène, dans sa boutique de marchand-drapier, une vie austère, accompagné de son épouse et de trois apprentis. L’équilibre de cette maison se trouve bouleversé lorsque Théodore de Sommervieux, jeune peintre talentueux fréquentant les hautes sphères parisiennes, tombe follement amoureux de la plus jeune des filles, Augustine. Malgré la méfiance et la réticence de la famille, Augustine va finalement épouser son amant, tandis que l’aînée se mariera avec le commis, comme l’avaient décidé ses parents. Après deux ans de bonheur fougueux, le mariage d’Augustine et de Théodore, qui finit par regretter son choix, s’effrite et se délite, le décalage social et intellectuel menant inéluctablement à la séparation. Augustine mourra de chagrin à vingt-sept ans, humiliée et malheureuse, après avoir rendu une visite terrible à l’amante de son époux, la duchesse de Carigliano, qui la renverra à sa condition sociale inférieure.

La Maison du Chat-qui-pelote est donc la peinture d’un destin tragique, celui d’Augustine. D’emblée, le personnage tranche avec son milieu : sa beauté, ses aspirations, sa nature mélancolique en font un être à part, inadapté à la rigueur et à la sévérité de son foyer, brutalisée par la froideur et l’austérité, lisant secrètement des romans afin de pallier le manque de fantaisie des Guillaume. C’est tout naturellement qu’elle se tourne vers Théodore de Sommervieux, peintre délicat et tendre, appelée par son amour et sa douceur. Son éducation, ses préjugés de classe, son incompréhension du monde de son époux, et son impossibilité à s’y insérer dénotent son incapacité à partager la vie de l’artiste. L’existence d’Augustine ne sera qu’illusions et déceptions, jusqu’à sa descente aux enfers. Cette thématique du mariage manqué d’un couple mal assorti et de l’amour malheureux se retrouve dans deux autres « scènes de la vie privée », où à chaque fois, nous est racontée l’histoire d’un mariage raté, que ce soit ici par incompatibilité culturelle, par arrogance sociale dans Le Bal de Sceaux ou vengeance familiale dans La Vendetta. Après avoir étudié le mariage dans une perspective sociologique avec l’essai La Physiologie du mariage[6], étude analytique de mœurs qui fit scandale en 1829, Balzac choisit le mode romanesque pour développer sa réflexion et sa méditation autour de la thématique du mariage. Dans La Physiologie, l’auteur dramatise des situations typiques, à travers l’institution du mariage au centre de toute vie privée au XIXe. Avec les Scènes de la vie privée, Balzac se consacre au malheur que les femmes peuvent rencontrer dans le mariage. Ce malheur découle tout droit de leur éducation : les filles Guillaume sont éduquées très sévèrement par Madame Guillaume, personnage austère. Pourquoi le mariage se fait-il souvent si cruel chez Balzac ? L’amour ne suffit pas à assurer le bonheur, la prospérité et l’épanouissement d’un ménage, il unit ici sans rapprocher des membres qui n’appartiennent ni à la même classe sociale, ni au même milieu, pas même à la même catégorie d’esprits. Comme le souligne Anne-Marie Baron, l’enjeu principal de La Maison du Chat-qui-pelote réside dans « le mouvement dramatique de retournement progressif de la situation »[7] : chaque personnage rejoint sa sphère, il y tend naturellement, c’est inévitable. La souffrance d’Augustine, comme celle de Julie dans La femme de trente ans[8] est insurmontable, et les conduira au désespoir le plus profond. Cette nouvelle qui est aussi un roman avec toute sa durée et sa profondeur, se caractérise par son rythme protase-acmé-apodose, dans un mouvement ascendant jusqu’au double mariage qui montre Augustine dans toute sa gloire, et son déclin ensuite. Balzac propose-t-il pourtant une morale ? Préconise-t-il une attitude à adopter face à la question inévitable du mariage ? Il semblerait que non : il propose deux mariages, deux destins, deux existences opposées. La passion violente et funeste contre le bonheur tranquille d’un mariage sans amour, la vie glorieuse et tourbillonnante contre la longue existence morne et sans éclat. Balzac ne choisit pas, il peint deux destins, laissant le lecteur réfléchir à sa propre morale.

La peinture est d’ailleurs au centre de La Maison du Chat-qui-pelote : Théodore de Sommervieux est un jeune artiste, qui converse avec son maître, Anne-Louis Girodet, peintre célèbre du début du XIXe. Le métier du second personnage central n’est donc pas ordinaire ni innocent, et on retrouvera d’ailleurs deux autres artistes dans les autres romans des Scènes de la vie privée, Hippolyte Schinner personnage présent dans La Bourse, ainsi que Ginevra di Piombo, héroïne de La Vendetta. Le roman tourne également autour du portrait d’Augustine peint par Théodore, qui va être exposé lors du Salon, et que la duchesse de Carigliano, amante du jeune peintre, rendra à Augustine lors de sa visite à la fin du récit. Le roman est donc également l’histoire de ce tableau qui, déchiré, signera la mort de ce couple : le tableau apparait dès lors comme un personnage à part entière du récit. Balzac, avec La Maison du Chat-qui-pelote, soulève la problématique de l’image dans le texte, puisque l’image à travers le tableau joue un rôle prépondérant au sein de l’action. Le portrait, à fois en peinture et en mots, devient double, et pourtant elle ne semble prendre vie qu’une fois peinte, puisque lorsque le portrait est détruit, elle-même se retrouve brisée. Références picturales multiples, description réalistes proche de tableaux, les procédés sont multiples pour introduire la thématique picturale dans l’œuvre. Ces procédés sont d’ailleurs légion chez Balzac, puisque dans plusieurs romans, tels que Le Chef-d’œuvre inconnu[9] ou Le Cousin Pons[10], ainsi que La Recherche de l’absolu[11], la peinture joue un rôle essentiel, tout comme la création. Toutes deux se retrouvent au cœur de l’œuvre balzacienne, et notamment dans ce roman : Théodore, inconnu d’Augustine, est forcé de mémoriser les traits de l’aimée dans le but de la peindre, puisqu’il ne peut pas encore s’approcher d’elle.

Le regard que Balzac porte sur le Paris du début du XIXe et qui est retranscrit dans toutes les descriptions présentes dans La Maison du Chat-qui-pelote exprime les germes et les débuts du réalisme balzacien tel qu’on le célèbre aujourd’hui. La description est réduite à un lieu, un objet, une rue, comme la façade et l’enseigne du Chat-qui-pelote, mais aussi ensuite l’impasse du Doyenné dans La Cousine Bette[12], la rue de Langlade dans Splendeurs et misères des courtisanes[13]. Le regard est concentré, limité et il y a alors « spécialisation du regard descriptif »[14]. On assiste à une utilisation particulière de la focalisation dans La Maison du Chat-qui-pelote, que l’on retrouvera ensuite dans l’ensemble de La Comédie Humaine. Le regard de flâneur qu’incarne Théodore de Sommervieux au début du roman est marqué par l’énergie du désir amoureux, que Balzac retranscrit grâce à un travail de précision dans la description. La Maison du Chat-qui-pelote semble être à la fois le laboratoire et le modèle du réalisme balzacien et peut-être du réalisme tout court. Balzac nourrit son écriture de lieux parcourus, de choses vues, d’un espace qu’il vit comme familier, proche et qu’il maîtrise. Le milieu des gros commerçants qui forme le cercle des connaissances de la famille Guillaume lui est connu, il le fréquente et l’apprivoise, tout comme ce qui rythme l’éducation des filles Virginie et Augustine calqué sur l’Employ du temps de la grand-mère de Balzac, Mme Sallambier, qui a marqué l’éducation de Laure et Laurence, sœurs de l’auteur. La technique romanesque de Balzac se constitue et se caractérise devant nos yeux, notamment avec son utilisation de la description comme forme d’exposition : le roman commence ici avec la description de la façade du Chat-qui-pelote, constituant un véritable tableau. Ce tableau invite le regard exercé du témoin, ici Théodore de Sommervieux, empreint de l’enthousiasme d’un archéologue, ainsi que celui du lecteur, afin de décoder l’intérieur et les signes extérieurs de la vie privée du foyer des Guillaume, ainsi que les drames animant la famille. Les déplacements sont limités, une certaine unité autour de la maison marque le roman, « débris de la bourgeoisie du XVIe ». C’est le Balzac archéologue de Paris que l’on retrouve dans La Maison du Chat-qui-pelote, le chercheur d’Absolu, l’historien, celui qui donne à voir le présent qui s’effrite et devient passé en étudiant les choses et les lieux de l’espace parisien. Ces rues, ces façades, ces échoppes, ce sont celle du Paris en pleine mutation, au tournant du siècle, où l’ancien monde laisse place au nouveau. L’ordre social est en pleine mutation, les classes sociales évoluent : en décrivant une réalité de l’époque, Balzac donne à voir le mouvement de l’histoire qu’a connu la capitale française au tournant du siècle. Ce Paris, celui de Vautrin, celui des Guillaume, a aujourd’hui en partie disparu, et la trace que nous a laissée Balzac en est d’autant plus précieuse.

Ce texte privilégié dans l’espace de La Comédie Humaine est d’une richesse toute particulière et mérite d’être reconnu : le remettre en valeur afin qu’il soit redécouvert semble indispensable. Lieu d’enjeux stylistiques et thématiques typiquement balzaciens, La Maison du Chat-qui-pelote jette les bases de ce qui deviendra La Comédie Humaine, chef-d’œuvre inégalé dans sa puissance et son projet impressionnant. Qu’il se fasse peintre, archéologue ou encore sociologue, Balzac aborde ici la thématique du malheur succédant à la gloire d’un amour en désaccord avec son milieu social, et donne à voir la splendeur et la misère d’une femme qui rate son mariage.

[1] Honoré de Balzac, La Comédie Humaine, Paris, Gallimard, 1976, coll. La Pléiade.
[2] Introduction aux Scènes de la vie privée, Club de l’honnête homme, t. 1, p1173
[3] Op. cit., tome I.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Op. cit., tome XI.
[7] Anne-Marie Baron, préface à La Maison du Chat-qui-pelote, Paris, GF Flammarion, 1985.
[8] Op. cit., tome II.
[9] Op. cit., tome X.
[10] Ibid., tome VII.
[11] Ibid., tome X.
[12] Ibid., tome VII.
[13] Ibid., tome VI.
[14] Pierre Loubier, « Balzac et le flâneur. », L’Année balzacienne 1/2001 (n° 2), p. 141-166

 

INTRODUCTION 3

Dans La structure du texte artistique, Iouri Lotman écrit : « Le cadre de l’œuvre littéraire est constitué par deux éléments : le début et la fin. »[1] C’est un constat, certes, peu étonnant, mais qui, et c’est ce qu’on a souvent tendance à négliger, peut être lourd de conséquences. La Maison du chat-qui-pelote, qui ouvre La Comédie Humaine, ne remplirait-elle pas cette fonction de l’incipit qui fait entrer le lecteur dans le grand monument de la création balzacienne ?

La Maison du chat-qui-pelote n’a gagné sa place initiale dans Scènes de la vie privée qu’en 1842 dans l’édition Furne. La première édition, Mame, qui paraît en 1830, place ce récit en quatrième position, après La Vendetta, Les dangers d’inconduite et Le Bal de Sceaux. 5 ans plus tard, chez Béchet, il vient juste après Le Bal de Sceaux. Comment expliquer cette ascension dans la chronologie de l’œuvre balzacienne ? Bien sûr, on ne peut pas prétendre connaître les intentions de l’auteur. Cependant, on peut apprécier ce choix qui est renforcé encore par le changement du titre, qui est initialement Gloire et Malheur. Un titre très parlant, qui travaille sur l’imagination et reflète bien l’histoire, mais en même temps un peu banal, beaucoup moins étonnant que La Maison du chat-qui-pelote qui suscite plus de curiosité. Puisque, même si on rencontre l’édifice titulaire dès les premières pages du récit, il reste énigmatique : pourquoi un nom aussi banal, pourquoi le chat ? Et pourquoi pelote-il, ce chat ? Plusieurs critiques ont essayés de donner une explication, biographique, psychanalytique, marxiste : on laisse le choix au lecteur, mais notons avant tout que la maison est pour Balzac un symbole fort, un milieu qui n’est pas détaché de ses habitants, que sa façade ne fait que refléter ce qui se passe à l’intérieur. Ainsi, le lecteur n’y a pas accès directement. Il se retrouve d’abord dans la rue, à côté d’un flâneur qui regarde le bâtiment de près. On ne connait pas son origine, c’est un étranger qui arrive devant cette maison au petit matin, sans qu’on en connaisse la raison. Ce n’est qu’après une longue description de l’extérieur que l’intérieur nous entre-ouvre ses volets : une jeune femme apparaît à la fenêtre.

Oui, c’est l’histoire de l’amour : de la gloire et du malheur, mais il ne faut pas oublier qu’en 1829, quand Balzac achève ce texte (hormis des nombreuses corrections ultérieures), il publie aussi La Physiologie du mariage ou méditations de philosophie éclectique, sur le malheur et bonheur conjugal, publiées par un jeune célibataire. Et ce jeune célibataire est sans pitié quand il juge la condition des mariages en France. Il fournit des indices pour améliorer sa vie conjugale, c’est-à-dire, empêcher la femme de tromper son époux. Visiblement pour Balzac, il existe un modèle de mariage à suivre et tout ce qui sort du modèle ne peut s’avérer que catastrophique. Dans La Maison du chat-qui-pelote deux mariages sont mis en scène, ceux des deux filles du commerçant, Monsieur Guillaume. Virginie, l’aînée, est loin d’être belle, mais la formation rude de sa mère l’a rendue douce, docile et patiente. Elle se marie avec le deuxième commis de son père, Joseph Lebas (qui aurait pourtant préféré la cadette). C’est donc un mariage de raison, arrangé par son père. La cadette, Augustine, est toute autre : « fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux »[2], « c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales »[3] : Balzac multiplie les éloges de sa beauté, de sa douceur et de sa fragilité. Elle devient la muse d’un peintre, Théodore de Sommervieux, et finalement son épouse. Un mariage d’amour avec un artiste reconnu la transmet dans un autre milieu que celui des commerçants. Lequel de ces deux mariages sera conforme au modèle de Balzac et lequel va être condamné ? Le lecteur va le découvrir aussitôt.

Ce récit est difficile à classer génériquement : trop long pour être une nouvelle, et surtout trop riche en intrigues, mais en même temps peut-il être considéré comme un roman ? Une longue nouvelle alors ou un court roman ? Ou peut-être, tout simplement, une scène ? Une scène de la vie privée, le genre en soi, qui n’est propre qu’à Balzac ? Dans son introduction à l’édition des trois premières Scènes de la vie privée chez Garnier Classiques, Pierre-Georges Castex écrit : « Ces récits […] témoignent, à leur date ; d’un renouvellement capital dans la manière de l’écrivain : l’auteur des Chouans a résolu de s’imposer comme un peintre des mœurs de son siècle et commence à manifester avec beaucoup de vigueur sa vocation de romancier réaliste »[4].

Dans La Maison du chat-qui-pelote, on a donc affaire pour la première fois à tous les grands thèmes balzaciens, ce qui fait de ce texte l’ouverture parfaite dans le monde de La Comédie Humaine : c’est une analyse profonde du milieu bourgeois, portrait sociologique de la femme, de l’artiste et de la passion. Pour Balzac, toute passion humaine est fatale, on le voit bien notamment dans Sarrasine, La Peau du chagrin ou Illusions perdues. L’auteur croit au principe médical de l’époque qui considère la passion comme une cause de fuite d’énergie vitale. La seule façon de lui faire obstacle, c’est la volonté et surtout le travail. Mais dans l’univers de Balzac, le pur n’est pas mieux que l’impur, il n’y a pas de sortie pour ces personnages. C’est pourquoi la morale de La Maison du chat-qui-pelote n’est pas évidente : elle ne montre pas la bonne et la mauvaise voie, il y a juste deux sortes de tragédies, une qui peut-être plus facile à subir que l’autre, mais chaque choix entraîne avec lui ses conséquences. En plus, ce qui est d’autant plus tragique, c’est qu’aucun de ces choix n’est pas tout à fait libre.

Il n’est donc pas étonnant que ce récit ait beaucoup inspiré les critiques balzaciens. Le choix des sujets d’analyse y est énorme et la possibilité de traitement très ouverte. Premièrement, en ce qui concerne le personnage d’Augustine : d’un côté on retrouve l’article plutôt féministe de Bénédicte Milcent « Liberté intérieure et destinée féminine dans La Comédie Humaine »[5] qui met Augustine en relation avec les protagonistes des Deux jeunes mariées ; d’un autre côté, l’analyse de Fausto Calaça, « Le portrait d’Augustine dans La Maison du chat-qui-pelote de Balzac (1830). D’une expérience de subjectivation par la médiation artistique »[6] qui est purement psychanalytique et arrive à marier Balzac avec la philosophie de Foucault. Beaucoup d’intérêt est suscité également par le sujet de la peinture et de la figure de l’artiste. On citera notamment l’article de Willi Jung, « L’effet des tableaux. La lecture picturale de la ‘Maison du chat-qui-pelote’ »[7], où il constate entre autres que : « Balzac nous donne dans sa nouvelle une lecture de cette texture imaginaire du réel dont parle Merleau-Ponty en montrant l’imaginaire et le réel, le visible et l’invisible dans un texte littéraire et à la fois pictural. Car Balzac ne nous laisse pas seulement un, mais des « instants du monde » qu’il a vécus, imaginés et transcrits. »[8] Mais bien d’autres critiques se sont intéressés également à cette matière picturale dans La Maison du chat-qui-pelote, à chaque fois avec une visée un peu différente : de l’importance des couleurs dans l’œuvre balzacienne, par la question du portrait et le plaisir de Pygmalion, jusqu’à l’analyse du champ lexical de l’artiste.[9]

Quant à la critique biographique, elle retrouve énormément de références entre ce récit et la vie de Balzac. Anne-Marie Baron, dans l’introduction pour l’édition de GF, se penche surtout sur les lieux : « Aux sources de La Maison du chat-qui-pelote, comme toujours chez Balzac, des choses vues, des lieux parcourus, un espace familier et même familial, toute une petite société bourgeoise connue de l’intérieur par l’habitant du marais et par le clerc notaire »[10]. Dans l’introduction de la Pléiade, Anne-Marie Meininger inspecte les connotations entre les personnages fictifs et réels : la formation draconienne des filles Guillaume par leur mère serait alors inspirée par le récit laissé à Balzac par sa grand-mère, L’Employ du tems. Le personnage d’Augustine ne pourrait renvoyer qu’à la sœur de Balzac, Laurence. Comme le dit Madame Meininger, « Il suffit de lire ses lettres ou celles de Balzac pour retrouver Augustine dans Laurence. Jolie, trop rêveuse. Sotte ?»[11] Une explication est fournie aussi quant à la présence de la duchesse Carigliano : « Lorsqu’il écrit Gloire et Malheur en 1829, Balzac ne connaît encore qu’une seule duchesse, mais il la connaît bien et, on le sait, ce récit fût daté du séjour qu’il fît auprès de Laure d’Abrantès en octobre »[12]. Et pourtant, Anne-Marie Baron n’en était pas aussi persuadée en écrivant l’introduction pour GF presque 10 ans plus tard : « En dépit de l’ingéniosité des historiens de Balzac et des éditeurs de la Maison du chat-qui-pelote, on ignore tous des circonstances de la composition de ce bref chef-d’œuvre […]. [L’indication] ‘Maffliers, octobre 1829’, ajoute une énigme biographique, irritante en vérité, à nos perplexités. Ce séjour à Maffliers nous est inconnu. »[13]

Visiblement, l’apparat critique de ce récit est particulièrement intéressant, puisque varié. La lecture de La Maison du chat-qui-pelote peut être ainsi prolongée, approfondie, pas forcément expliquée, mais la pluralité des critiques et des analyses laisse à voir la qualité de cette œuvre, sa multiplicité et la multiplicité des approches à Balzac en général, ainsi qu’à l’intégralité de son œuvre.

Une autre possibilité se présente aussi au lecteur qui souhaite aller plus loin dans sa perception de cette œuvre et elle vient de l’auteur directement. Balzac a l’habitude de modifier ses textes longtemps après leur première apparition. C’est aussi le cas de La Maison du chat-qui-pelote, ce qu’on a déjà appris par rapport au titre. Ainsi, les trois éditions du vivant de l’auteur nous offrent trois textes différents. Le nombre de modifications varie, leur importance aussi : du changement du titre et de l’ajout du dédicace, en passant par les changements au sein des personnages (la tante qui devient la cousine) ou de l’âge de l’édifice titulaire, jusqu’aux corrections stylistiques plus ou moins importantes. Tout ceci témoigne d’une grande importance de ce texte aux yeux de Balzac et de sa quête de la version parfaite. Il existe alors la quatrième version, connue sous le nom de « Furne corrigé » qui intègre les corrections manuscrites de Balzac dans la dernière édition. Furne n’a jamais repris ces modifications du vivant de l’auteur, mais c’est sous cette forme que le texte apparaît dans toutes les éditions posthumes, suivant la règle de la dernière volonté de l’écrivain. Un lecteur passionné trouvera sûrement la comparaison de toutes les versions intéressante. Malheureusement, cette multitude de variantes n’est pas facile à présenter clairement, ni au sein du texte, ni en annexes (comme c’est le cas de l’édition de Pléiade). Une nouvelle opportunité se présente grâce aux technologies numériques : Médite, le logiciel des comparaisons des versions, conçu par les chercheurs de L’Institut des textes et manuscrits modernes, offre désormais une vision beaucoup plus claire des modifications au sein d’un texte.

Une telle comparaison permet d’apercevoir que c’est surtout le commencement qui perturbe Balzac. La plupart des variantes apparaît sur les premières pages. Les transformations entre la première et la dernière version sont donc importantes et mettent bien en évidence comment la visée de ce texte change légèrement, par quelques variantes stylistiques par-ci, une reformulation par là. Ceci permet de prendre conscience que chaque intervention de l’auteur, si minuscule soit-elle, ne doit pas être négligée. De même quand il s’agit de l’avant-texte. Dans le cas de La Maison du chat-qui-pelote, on dispose du manuscrit complet contenant aussi trois premières ébauches : évidemment, ce sont des variantes d’une grande importance pour l’ensemble du texte.

Le premier concept de Balzac, très éloigné de la version finale, fait penser plutôt à un essai théorique. C’est en effet une analyse de la société contemporaine, de ses mœurs et des classes sociales ; le narrateur ne s’abstient pas à exprimer, plus ou moins implicitement, ses propres jugements. Le commencement de l’histoire se fait hâtivement, sans qu’on voie le lien avec ce traité initial, par cette dernière phrase : « Le bonheur conjugal et la sainteté des mœurs de la famille sont nés de la liberté qui prélude aux choix d’une femme ou d’un mari beaucoup mieux qu’autrefois, le bonheur restant menacé d’écueils sociaux : mais le sujet de l’aventure dont il s’agit ici signalera peut-être les dangers des faciles mésalliances qui seraient à craindre aujourd’hui. »[14] En abandonnant cette ouverture d’ordre théorique dans la deuxième ébauche, Balzac s’approche de manière significative à l’incipit publié. Elle est pourtant beaucoup plus statique : ni l’inconnu ni Augustine n’y apparaissent. La troisième ébauche, deux phrases à peine, indique clairement la date et le lieu : « Il existait en 1808, dans la rue Saint Denis presqu’au coin de la rue du petit lion… »[15]. Curieusement, il n’apparaît aucune indication temporelle dans la version finale, Balzac choisit « Il y a peu de temps » dans la première édition et finalement « naguère » dans l’édition « Furne corrigé ». On retrouve une analyse profonde et très pertinente de ces trois ébauches et des variantes dans deux articles d’Alex Lascar : « La première ébauche de La Maison du chat-qui-pelote »[16] et « Le début de La Maison du chat-qui-pelote : de la seconde ébauche à l’édition Furne »[17].

Le lecteur a donc devant lui un énorme éventail de possibilités : un apparat critique très développé, quatre versions conçues du vivant de l’auteur, trois ébauches et finalement une multitude d’éditions posthumes, souvent très différentes. La Maison du chat-qui-pelote, n’est visiblement pas un texte facile à éditer, trop court avant tout pour la publication séparée : c’est le cas uniquement de l’édition poche de  « Libretti » conçue en 1999 par Patrick Berthier. D’autres éditions, comme Garnier, la plus ancienne, rassemblent trois premières Scènes… : La Maison du chat-qui-pelote, Le Bal des Sceaux et La Vendetta. Finalement, l’édition la plus importante, celle de la Pléiade, sous la direction de Pierre-Georges Castex, publie les œuvres complètes de Balzac. La Maison du chat-qui-pelote prend sa place dans le premier volume de 1976 qui inclut le début des Scènes de la vie privée.

Chacune de ces éditions trouve sa propre façon de présenter cette grande œuvre qui est La Maison du chat-qui-pelote et de guider le lecteur dans l’univers balzacien. Chacune vise un lecteur différent. Chaque choix entraine avec lui des conséquences et des déperditions. Ainsi, l’édition parfaite, comme l’œuvre parfaite, est toujours hors de portée. Mais, comme Balzac ne cessait pas de perfectionner ses ouvrages, ses éditeurs continuent leurs recherches, et peut-être que grâce aux nouvelles technologies numériques, l’éditeur ne devrait plus, comme le traducteur selon Umberto Eco, négocier, peser les mots, choisir quelles informations donner au lecteur. Ainsi, le choix serait laissé au lecteur lui-même et rien ne limiterait l’espace entre lui et l’auteur.

[1] I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, p. 309.
[2] H. de Balzac, La Maison du chat-qui pelote, [dans :] Œuvres complètes, tome I, Paris, éd. Pléiade, 1976, p.43
[3] Ibidem.
[4] [Introduction à :] H. de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote. Le Bal des Sceaux. La Vendetta, [éd.] P.-G. Castex, Paris, Garnier, 1963.
[5] Bénédicte Milcent, « Libérté intérieure et destinée féminine dans La Comédie Humaine », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2001/1, nr 2, pp. 247-266.
[6] Fausto Calaça, « Le portrait d’Augustine dans La Maison du chat-qui-pelote de Balzac (1830). D’une expérience de subjectivation par la médiation artistique », [extrait de :] la thèse en Psychologie Clinique et Culture, L’Université de Brasilia, 06/2013, [en ligne].
[7] Willy Jung, « L’effet des tableaux. La lecture picturale de la ‘Maison du chat-qui-pelote’ », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2004/1, nr 5, pp. 211-228.
[8] Ibid.
[9] Voir par exemple : Adrien Goetz, « Beurre-moi cela ou la matière picturale chez Balzac », André Vanoncini, « Balzac et les couleurs » ou André Vanoncini, « L’écriture de l’artiste dans La Maison du chat-qui-pelote ».
[10] [Introduction à :] H. de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote suivi de : Le Bal des Sceaux,La Vendetta, La Bourse, [éd.] A.-M. Baron, Paris, Flammarion, 1985, p.8.
[11] [Introduction d’A.M. Meininger à:] H. de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote, op.cit., Pléiade, p.28.
[12] Ibid., p. 32.
[13] A.-M. Baron, op.cit., p.8.
[14] H. de Balzac, « Premières ébauches » de Gloire et malheur, [dans :] La Comédie Humaine, Paris, Bibliothèque de Pléiade, 1976, pp. 1181-1182.
[15] Ibid., p. 1183.
[16] A. Lascar, « La première ébauche de La Maison du chat-qui-pelote », L’Année Balzacienne, 1988.
[17] A. Lascar, « Le début de La Maison du chat-qui-pelote : de la seconde ébauche à l’édition Furne », L’Année Balzacienne, 1989.