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Codes couleur adoptés pour les notes: le vert indique les notes extraites de l’édition de la Pléiade, le bleu de l’édition GF, le jaune de l’édition Libretti, le gris indique les notes inédites rédigées par les étudiants.

LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE[1]D’abord intitulé Gloire et malheur, le manuscrit de La Maison du Chat-qui-pelote est conservé à la bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul, à Chantilly, sous la côte A 89. Il est complet et compte 35 feuillets. Il possède la particularité d’avoir des textes entièrement cancellés au verso de 6 pages (les in-folio 3 à 8). Ces textes proposent trois débuts différents de Gloire et malheur. Le premier d’entre eux se démarque particulièrement des autres, son propos concerne non pas la description de la maison mais l’uniformisation des individus au XIXe siècle. Balzac déplore ainsi la perte d’un patrimoine culturel original lié à la fragmentation de la société.

DÉDIÉ À MADEMOISELLE MARIE DE MONTHEAU[2]Cette dédicace date de l’édition du Furne en 1842. A Mme Hanska qui lui demandait de la lui expliquer, Balzac répondit en 1843 : « Marie de Montheau est la fille de Camille Delannoy, l’amie de ma sœur, et la petite fille de Mme Delannoy, qui est comme une mère pour moi. » Mme Delannoy, fille du munitionnaire Doumere, restait liée avec la mère de Balzac qui avait été sa dame de compagnie. Sa généreuse amitié fut précieuse pour l’écrivain qui lui dédia, en 1839, La Recherche de l’absolu.

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion[3]La rue du Petit-Lion a disparu, sous le second Empire, lorsque la rue Tiquetonne fut prolongée jusqu’à la rue Saint-Denis., existait naguère[4]La rue Saint-Denis venait de subir des transformations profondes alors que Balzac écrivait sa nouvelle, en 1829 (voir Dr Vimont, Histoire de la rue Saint-Denis, III, p. 34.) Aussi peut-il se donner la commodité de présenter comme ayant existé à une date encore récente la maison qu’il s’apprête à décrire. une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris[5]Balzac évoque dans le même esprit, au début d’Une double famille, un dédale de vieilles rues « où les antiquaires peuvent encore admirer quelques singularités historiques ». Plus tard, dans Les Petits bourgeois (p. 5), il rappellera la maison du Chat-qui-pelote et, dans un article de la même époque, se flattera implicitement d’avoir par ses descriptions à préserver le souvenir des quartiers détruits : « Le vieux Paris n’existera plus que dans les ouvrages des romanciers assez courageux pour décrire fidèlement les derniers vestiges de l’architecture de nos pères » (Ce qui disparaît de Paris, [dans :] OD, t. III, Paris : éd. Pléiade, 1844, p. 606).. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur[6]Dans la Physiologie du mariage, Balzac a fait l’éloge de la flânerie : « Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil ; se promener, c’est végéter, flâner, c’est vivre » (La Comédie humaine, t. X, éd. Pléiade, p. 620). Les premières pages deFerragus, écrites en 1833, renferment des considérations plus explicites à l’égard du flâneur parisien (Histoire des Treize, p. 41). pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ? Évidemment, au passage de la plus légère voiture, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage fut construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison[7]Cette présentation de la maison comme témoin du passé revient dans Le martyr calviniste avec la maison Lecamus et dans Le Curé du village avec la maison d’enfance de Véronique..

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme, soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent d’une boutique en face de ce vieux logis, qu’il examinait avec un enthousiasme d’archéologue. À la vérité, ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle[8]C’est au XVe siècle, et non au XVIe comme dans le texte définitif, que Balzac, dans le manuscrit et dans les premières éditions, faisait remonter la Maison du Chat-qui-pelote. offrait à l’observateur plus d’un problème à résoudre. À chaque étage, une singularité  : au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s’y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers[9]Le Conservatoire des arts et métiers fut installé sous la Révolution dans l’ancien prieuré de Saint‑Martin‑des‑Champs. Dans sa thèse sur Balzac archéologue de Paris Jeanne Guichardet note que dans la croisade des artistes contre le vandalisme, alors que Victor Hugo combat presque essentiellement pour la sauvegarde des grands monuments du Moyen-Age, « Balzac fait d’autres choix singulièrement originaux pour l’époque  : témoignages archéologiques beaucoup plus humbles, modestes enseignes, étroite maison, petite rue… » (J. Guichardet, Balzac ‘archéologue’ de Paris, Paris : SEDES, 1986, p. 272-273). pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes[10]L’ensemble du passage jusqu’à l’apparition d’Augustine incluse est placé sous le signe de la peinture. Sommervieux est un artiste qui voit en la jeune fille un modèle vivant dont la fenêtre sert de cadre. Balzac s’est intéressé de près à la peinture, comme le prouve son roman Le Chef d’oeuvre inconnu ou encore sa correspondance (avec sa famille ou Mme Hanska il est parfois question de tableaux ou de références picturales, dans une lettre à Georges Mniszech datant du 29 juillet 1846 il est question de la restauration d’un tableau).. Parfois, cet observateur, ennuyé de sa contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Un sourire involontaire se dessinait alors sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique où se rencontraient en effet des choses assez risibles. Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants[11]La moquerie vient du fait que le jeu de paume était réservé aux nobles (voir le commentaire de Muriel Amar : « Autour de La Maison du chat-qui-pelote. Essai de déchiffrage d’une enseigne », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 1993, nr 14, p. 150).. En altérant cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque[12]En soulignant l’aspect « comique » ou « grotesque » de cette enseigne, Balzac est d’accord avec le goût de ses contemporains. « Tant de grossières absurdités vont enfin disparaître », s’écrie Etienne de Jouy, désespérant de trouver un rapport logique entre les enseignes et les professions (L’Hermite de la Chaussée d’ Antin). Et Lady Morgan : « Je ne connais rien de plus amusant que les allusions classiques et les devises sentimentales qu’on trouve dans les enseignes et l’absurdité de leur application ajoute beaucoup au ridicule de leur effet » (La France). par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient GUILLAUME[13]Il s’agit d’un nom traditionnel en littérature pour les drapiers depuis Maître Pathelin. Molière le reprend dans L’Amour médecin et Scribe en 1822 dans La Pension bourgeoise. ; et à gauche, SUCCESSEUR DU SIEUR CHEVREL. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l’or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe. Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien[14]Dans son Histoire des enseignes de Paris, E. Fournier note, sans prendre l’explication à son compte, que, selon certains, le Chat-qui-pelote serait une enseigne à rébus (Chaque y pelote, chacun y trouve son profit). (E. Fournier, Histoire des enseignes de Paris, Paris : E. Dentu, 1884, p. 276.), sont les tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert[15]Selon Fournier (op. cit.14), il y avait autrefois à Paris une vingtaine de Singe-vert et quatre ou cinq Truie-qui-file, dont le type originel était une statue en pierre, rue Saint-Antoine : « Rien n’était plus populaire que cette enseigne-là. » LeDictionnaire des enseignes imprimé par Balzac (OD, t. I, p. 184.) signalait déjà une enseigne A la Truie-qui-file rue du Marché aux Poirées (près de la rue de la Cossonnerie). Mais le répertoire du Dr Vimont révèle qu’il y a eu aussi dans la rue Saint-Denis même une Truie-qui-file… et deux Singe-vert (Histoire de la rue Saint-Denis, op. cit., p. 257.). Au lieu du Singe-vert on lisait dans le manuscrit « le Chat-qui-pelotait  » : Balzac désignait donc explicitement cette dernière enseigne parmi celles qui tireraient leur origine d’anciens tableaux vivants. Par ailleurs Balzac connaît bien toutes ces enseignes pour avoir imprimé le Petit dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris, par un batteur de pavé, l’œuvre d’un certain Brismontier., etc., furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au quinzième siècle. De semblables curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis. Cependant l’inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu’un moment d’attention suffisait à graver dans la mémoire. Ce jeune homme avait aussi ses singularités. Son manteau, plissé dans le goût des draperies antiques, laissait voir une élégante chaussure, d’autant plus remarquable au milieu de la boue parisienne, qu’il portait des bas de soie blancs dont les mouchetures attestaient son impatience. Il sortait sans doute d’une noce ou d’un bal, car à cette heure matinale il tenait à la main des gants blancs[16]« Ce serait une étude curieuse que celle du caractère et des actions par l’inspection des gants au lendemain d’un bal ou d’un rout » (Étude de mœurs par les gants, article paru dans La Silhouette, 1830, [dans :] OD, t. II, p. 208.)., et les boucles de ses cheveux noirs défrisés éparpillées sur ses épaules indiquaient une coiffure à la Caracalla[17]Sur le modèle du buste antique de Caracalla, très répandu dans les ateliers sous l’Empire. Mais les bustes de Caracalla montrent des cheveux frisés, courts et drus, alors que le jeune homme a des cheveux « défrisés » dont les boucles sont « éparpillées sur les épaules »., mise à la mode autant par l’École de David que par cet engouement pour les formes grecques et romaines qui marqua les premières années de ce siècle. Malgré le bruit que faisaient quelques maraîchers attardés passant au galop pour se rendre à la grande halle[18]L’Hermite de la Chaussée d’Antin se plaignait pour ce quartier, en 1812, du « voisinage de la Halle », fâcheux « pour les gens qui n’ont pas le sommeil dur »., cette rue si agitée avait alors un calme dont la magie n’est connue que de ceux qui ont erré dans Paris désert, à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans le lointain comme la grande voix de la mer[19]Auguste Luchet, en 1830, donne les rues Saint-Denis et Saint-Martin pour « les plus bruyantes de Paris » ; il y note « un encombrement perpétuel […] un murmure de pas, de conversations, de cris divers qui commence à quatre heures du matin et qui ne cesse qu’à minuit. » (Esquisses dédiées au peuple parisien, Paris : J. Barbezat, 1850, p. 158.). Cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour les commerçants du Chat-qui-pelote, que le Chat-qui-pelote l’était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur[20] La cravate est devenue « le critérium auquel on reconnaîtrait l’homme comme il faut  », écrit Balzac dans la Physiologie de la toilette (OD,t. II, p. 47). rendait sa figure tourmentée encore plus pâle qu’elle ne l’était réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant que jetaient ses yeux noirs s’harmoniait[21]Premier emploi dans La Comédie humaine de ce verbe pronominale que Balzac utilise régulièrement à la place de s’harmoniser. La fréquence de ce verbe dans La Comédie humaine s’inscrit dans la théorie balzacienne des correspondances entre le physique et le moral qui fonde tous les portraits des personnages. avec les contours bizarres de son visage, avec sa bouche large et sinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. Le front n’est-il pas ce qui se trouve de plus prophétique en l’homme[22] « La peau du front, sa position, sa couleur, sa tension ou son relâchement font connaître les passions de l’âme, l’état actuel de notre esprit. En d’autres termes la partie solide du front indique la mesure interne de nos facultés, et la partie mobile l’usage que nous en faisons », lit-on dans le « Lavater » dont Balzac possédait l’édition de 1820 en dix volumes ; et encore : « L’oeil et le front semble être les traits physionomiques les plus décisifs de l’artiste » (Les Physionomies d’artistes célèbres, dans le tome VI). ? Quand celui de l’inconnu exprimait la passion, les plis qui s’y formaient causaient une sorte d’effroi par la vigueur avec laquelle ils se prononçaient ; mais lorsqu’il reprenait son calme, si facile à troubler, il y respirait une grâce lumineuse qui rendait attrayante cette physionomie où la joie, la douleur, l’amour, la colère, le dédain éclataient d’une manière si communicative que l’homme le plus froid en devait être impressionné[23]De ce personnage d’artiste, Balzac a tracé une lointaine esquisse en Jacob del Ryés, héros du roman de jeunesse inachevé Sténie (Paris : éd. Prioult, 1820-21, p. 57) : « Ses cheveux, ses yeux sont noirs » et « la fierté qui réside en son œil d’aigle et sur son front » contraste avec une grâce presque féminine. Le héros de La Maison du Chat-qui-pelote illustre, comme del Ryés, le type de l’artiste, tel que Balzac l’a conçu et défini dans son essai Des Artistes (OD.tome I, p. 351).. Cet inconnu se dépitait si bien au moment où l’on ouvrit précipitamment la lucarne du grenier, qu’il n’y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussi communes que le sont les figures du Commerce sculptées sur certains monuments[24]Ce passage paraît évoquer la scène allégorique originellement dessinée par Antoine Coypel et figurant des Amours remuant des ballots sous les ordres de Mercure.. Ces trois faces, encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d’anges bouffis semés dans les nuages qui accompagnent le Père éternel. Les apprentis respirèrent les émanations de la rue avec une avidité qui démontrait combien l’atmosphère de leur grenier était chaude et méphitique. Après avoir indiqué ce singulier factionnaire, le commis qui paraissait être le plus jovial disparut et revint en tenant à la main un instrument dont le métal inflexible a été récemment remplacé par un cuir souple[25] Il s’agit apparemment d’un clysopompe et nous avons là le premier exemple dans La Comédie humaine de ces farces d’apprentis que Balzac se plaît à décrire en souvenir de sa propre jeunesse. Il en prêtera d’autres à des clercs dans Le Colonel Chabert et Un Début dans la vie. ; puis tous prirent une expression malicieuse en regardant le badaud qu’ils aspergèrent d’une pluie fine et blanchâtre dont le parfum prouvait que les trois mentons venaient d’être rasés. Élevés sur la pointe de leurs pieds, et réfugiés au fond de leur grenier pour jouir de la colère de leur victime, les commis cessèrent de rire en voyant l’insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua son manteau, et le profond mépris que peignit sa figure quand il leva les yeux sur la lucarne vide. En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers l’imposte la partie inférieure d’une des grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut alors récompensé de sa longue attente[26]Cette scène de fenêtre n’est pas sans évoquer le topos des scènes de balcon où l’amoureux attend patiemment sa bien-aimée sous sa fenêtre. La scène de balcon par excellence se trouve dans Roméo et Juliette de Shakespeare, on retrouve la mansion de la fenêtre dans Piquillo, un opéra-comique de 1837 signé Dumas et Nerval : « Ouvre-moi ta fenêtre Porte du paradis » (acte I, scène 5).. La figure d’une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable[27]Dans ce passage où Augustine apparaît à la fenêtre la jeune fille est décrite par le biais de la référence artistique à Raphaël. Ce n’est pas le seul cas où Balzac s’appuie sur la peinture pour réaliser une telle description. Ainsi Eugénie Grandet dans le roman éponyme à une beauté « dont s’éprennent seulement les artistes » et « un peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ». De même Olympe Bijou dans La Cousine Bette a « le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges » et Suzanne dans La vieille fille est « belle comme la plus belle courtisane que Titien ait conviée à poser sur un velours noir pour aider son pinceau à faire une Vénus ». La poissonnière enfin dans Les petits bourgeois a des formes « à la Rubens ».. Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient, grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël[28] Balzac voyait déjà sa sœur Laure, quand elle était âgée de vingt ans, avec un « joli petit visage de vierge de Raphaël » (Correspondance , t. I, p. 117). Les comparaisons de ce genre sont devenues ordinaires sous sa plume et Raphaël est constamment cité dans La Comédie humaine, comme en fait foi l’abondante notice du Dr Lotte dans son Index des personnes réelles (CH, t. XI, p. 1259). : c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales[29]Balzac joue sur le stéréotype de la jeune fille innocente et vierge. En 1844 dans l’ébauche L’Hôpital et le peuple il détaille sa conception des jeunes filles dessinées par l’artiste italien : « Raphaël a deux types, celui de ses célèbres vierges, et celui beaucoup moins célèbre mais plus vrai des grosses, fortes filles vigoureusement dessinées qui trouent leur robe par des chaires de marbre. ». Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir[30]La première scène de « jeune fille à la fenêtre » se trouve dans Annette et le criminel (Paris : GF, éd. André Lorant, 1982, p. 54.). Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel[31]On trouve de singulières ressemblances entre cette scène et la scène de présentation de Véronique, « la petite vierge », à sa fenêtre, au début du Curé du village. : « [C]ette vieille maison naïve avait donc quelque chose de plus naïf : un portrait de jeune fille, digne de Miéris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard Dow, encadré dans une de ces vieilles croisées quasi détruites, frustres et brunes que leurs pinceaux ont affectionnées. Quand un étranger, surpris de cette construction, restait béant à contempler le second étage, le vieux Sauviat avançait alors la tête de manière à se mettre en dehors de la ligne dessinée par le surplomb, sûr de trouver sa fille à la fenêtre. » (CH, t.VIII, éd. Pléiade, p. 653.) Le père Guillaume fait la même chose plus loin dans le texte. ; puis, par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux de son adorateur : la coquetterie la fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé, elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à cette naïve invention de nos ancêtres[32]Il s’agit de fenêtres à guillotine., et la vision disparut. Pour ce jeune homme, la plus brillante des étoiles du matin semblait avoir été soudain cachée par un nuage.

Pendant ces petits événements, les lourds volets intérieurs qui défendaient le léger vitrage de la boutique du Chat-qui-pelote avaient été enlevés comme par magie. La vieille porte à heurtoir fut repliée sur le mur intérieur de la maison par un serviteur vraisemblablement contemporain de l’enseigne, qui d’une main tremblante y attacha le morceau de drap carré sur lequel était brodé en soie jaune le nom deGuillaume, successeur de Chevrel. Il eût été difficile à plus d’un passant de deviner le genre de commerce de monsieur Guillaume. À travers les gros barreaux de fer qui protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs quand ils traversent l’Océan. Malgré l’apparente simplicité de cette gothique façade[33]Cette façade gothique rappelle la maison dans Le Curé de Tours : « Mais en examinant les arabesques et la forme des fenêtres, le cintre de la porte, et l’extérieur de cette maison brunie par le temps, un archéologue voit qu’elle a toujours fait partie du monument magnifique avec lequel elle est mariée. Un antiquaire, s’il y en avait à Tours, une des villes les moins littéraires de France, pourrait même reconnaître, à l’entrée du passage dans le Cloître, quelques vestiges de l’arcade qui formait jadis le portail de ces habitations ecclésiastiques et qui devait s’harmoniser au caractère général de l’édifice. » (Le Curé de Tours, CH, t. IV, p. 182, éd. Pléiade)., monsieur Guillaume était de tous les marchands drapiers de Paris celui dont les magasins se trouvaient toujours le mieux fournis, dont les relations avaient le plus d’étendue, et dont la probité commerciale ne souffrait pas le moindre soupçon. Si quelques-uns de ses confrères concluaient des marchés avec le gouvernement, sans avoir la quantité de drap voulue, il était toujours prêt à la leur livrer, quelque considérable que fut le nombre de pièces soumissionnées. Le rusé négociant connaissait mille manières de s’attribuer le plus fort bénéfice sans se trouver obligé, comme eux, de courir chez des protecteurs, y faire des bassesses ou de riches présents. Si les confrères ne pouvaient le payer qu’en excellentes traites un peu longues, il indiquait son notaire comme un homme accommodant ; et savait encore tirer une seconde mouture du sac, grâce à cet expédient qui faisait dire proverbialement aux négociants de la rue Saint-Denis  : – Dieu vous garde du notaire de monsieur Guillaume ! pour désigner un escompte onéreux. Le vieux négociant se trouva debout comme par miracle, sur le seuil de sa boutique, au moment où le domestique se retira. Monsieur Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les boutiques voisines et le temps, comme un homme qui débarque au Havre et revoit la France après un long voyage. Bien convaincu que rien n’avait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction qui de son côté contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu’il vit en Amérique. Monsieur Guillaume portait de larges culottes de velours noir, des bas chinés, et des souliers carrés à boucles d’argent. Son habit à pans carrés, à basques carrées, à collet carré, enveloppait son corps légèrement voûté d’un drap verdâtre garni de grands boutons en métal blanc mais rougis par l’usage. Ses cheveux gris étaient si exactement aplatis et peignés sur son crâne jaune[34]Cette description est empreinte de la phrénologie de Franz Joseph Gall (1757-1828) dans Anatomie et physiologie du système nerveux en général, et du cerveau en particulier, avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux par la configuration de leur tête. Cet ouvrage montre que la forme du crâne dépend du développement du cerveau. L’analogie au champ sillonné peut faire écho à la vision du cerveau que donnait Gall : le cerveau était sillonné de vingt-six zones. Ces zones étaient des activités et des passions propres à l’être humain., qu’ils le faisaient ressembler à un champ sillonné. Ses petits yeux verts, percés comme avec une vrille, flamboyaient sous deux arcs marqués d’une faible rougeur à défaut de sourcils. Les inquiétudes avaient tracé sur son front des rides horizontales aussi nombreuses que les plis de son habit[35]Parmi les influences des ouvrages scientifiques, on peut ici penser à Johann Caspar Lavater (1741-1801) qui prônait l’idée selon laquelle chaque élément du visage révélait un aspect de la psychologie de l’être humain. C’est la physiognomonie, mot qu’il introduit dans L’Art de connaître les hommes par la physiognomie.. Cette figure blême annonçait la patience, la sagesse commerciale, et l’espèce de cupidité rusée que réclament les affaires. À cette époque on voyait moins rarement qu’aujourd’hui de ces vieilles familles où se conservaient, comme de précieuses traditions, les mœurs, les costumes caractéristiques de leurs professions, et restées au milieu de la civilisation nouvelle comme ces débris antédiluviens retrouvés par Cuvier[36]Balzac a été influencé par les travaux de Georges Cuvier. Ce dernier a écrit la phrase suivante : « L’organisation de l’animal est en harmonie nécessaire avec sa manière de vivre. » (cité par P.Tacussel, Mythologie des Formes Sociales, Méridiens Klincksieck, 1995, p.107.) Honoré de Balzac s’est inspiré de cette idée car dans son avant-propos de La Comédie humaine il écrit : « Cette idée vient d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité ». (« Avant-propos à laComédie Humaine », Paris : Furne, 1842, p. 8.) dans les carrières. Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gardiens des anciens usages : on le surprenait à regretter le Prévôt des Marchands, et jamais il ne parlait d’un jugement du tribunal de commerce sans le nommer la sentence des consuls. Levé, sans doute en vertu de ces coutumes, le premier de sa maison, il attendait de pied ferme l’arrivée de ses trois commis, pour les gourmander en cas de retard. Ces jeunes disciples de Mercure ne connaissaient rien de plus redoutable que l’activité silencieuse avec laquelle le patron scrutait leurs visages et leurs mouvements, le lundi matin, en y recherchant les preuves ou les traces de leurs escapades. Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis, il était occupé à chercher le motif de la sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas de soie et en manteau portait alternativement les yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de son magasin. Le jour, devenu plus éclatant, permettait d’y apercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livres immenses, oracles muets de la maison. Le trop curieux étranger semblait convoiter ce petit local, y prendre le plan d’une salle à manger latérale, éclairée par un vitrage pratiqué dans le plafond, et d’où la famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidents qui pouvaient arriver sur le seuil de la boutique. Un si grand amour pour son logis paraissait suspect à un négociant qui avait subi le régime du Maximum[37]Le Régime du Maximum, loi promulguée par les Montagnards le 2 mai 1793, instaura un régime de taxation. Elle venait d’un décret de la Convention ; destiné à lutter contre l’accroissement de la misère, l’accaparement et l’agiotage. Dans son Histoire socialiste de la Révolution française, rédigée de 1901 à 1908, Jean Jaurès écrivit un article sur la loi du 29 septembre sue le Maximum général : « Mais la Convention comprit que seule la taxation légale des denrées pouvait assurer la subsistance du peuple sans livrer la France à un despotisme sauvage, et, le 29 septembre, elle rendit le grand décret qui tarifiait toute la vie économique de la nation, les marchandises, les salaires. » C’était donc une loi révolutionnaire pour aider le peuple car le prix de chaque denrée augmentait et, en l’occurrence, le prix des draps et de la toile.. Monsieur Guillaume pensait donc assez naturellement que cette figure sinistre en voulait à la caisse du Chat-qui-pelote. Après avoir discrètement joui du duel muet qui avait lieu entre son patron et l’inconnu, le plus âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle où était monsieur Guillaume, en voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées du troisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine Guillaume qui se retirait avec précipitation. Mécontent de la perspicacité de son premier commis, le drapier lui lança un regard de travers ; mais tout à coup les craintes mutuelles que la présence de ce passant excitait dans l’âme du marchand et de l’amoureux commis se calmèrent. L’inconnu héla un fiacre qui se rendait à une place voisine, et y monta rapidement en affectant une trompeuse indifférence. Ce départ mit un certain baume dans le cœur des autres commis, assez inquiets de retrouver la victime de leur plaisanterie.

– Hé bien, messieurs, qu’avez-vous donc à rester là, les bras croisés ? dit monsieur Guillaume à ses trois néophytes. Mais autrefois, sarpejeu ! quand j’étais chez le sieur Chevrel, j’avais déjà visité plus de deux pièces de drap.

– Il faisait donc jour de meilleure heure, dit le second commis que cette tâche concernait.

Le vieux négociant ne put s’empêcher de sourire. Quoique deux de ces trois jeunes gens, confiés à ses soins par leurs pères, riches manufacturiers de Louviers et de Sedan, n’eussent qu’à demander cent mille francs pour les avoir, le jour où ils seraient en âge de s’établir, Guillaume croyait de son devoir de les tenir sous la férule d’un antique despotisme inconnu de nos jours dans les brillants magasins modernes[38]Le Grand magasin est une forme de commerce propre au XIXème siècle : on y vend des produits de manière spécialisée tout en insistant sur la variété. Ce sont des surfaces en centre-ville sur plusieurs étages ; elles peuvent atteindre 92000 mètres carrés. Avant le début du XIXème siècle, les villes ne possédaient pour magasin qu’échoppes médiévales et petits magasins. dont les commis veulent être riches à trente ans : il les faisait travailler comme des nègres. À eux trois, ces commis suffisaient à une besogne qui aurait mis sur les dents dix de ces employés dont le sybaritisme[39]Selon le Larousse, le sybaritisme désigne des mœurs d’ » une personne qui mène une vie facile et voluptueuse  ». Ce substantif est construit à partir du nom propre « Sybaris », ville grecque de l’Italie péninsulaire, à l’embouchure du Sybaris (actuellement Coscile). enfle aujourd’hui les colonnes du budget. Aucun bruit ne troublait la paix de cette maison solennelle, où les gonds semblaient toujours huilés, et dont le moindre meuble avait cette propreté respectable qui annonce un ordre et une économie sévères. Souvent, le plus espiègle des commis s’était amusé à écrire sur le fromage de Gruyère qu’on leur abandonnait au déjeuner, et qu’ils se plaisaient à respecter, la date de sa réception primitive. Cette malice et quelques autres semblables faisaient parfois sourire la plus jeune des deux filles de Guillaume, la jolie vierge qui venait d’apparaître au passant enchanté. Quoique chacun des apprentis, et même le plus ancien, payât une forte pension, aucun d’eux n’eût été assez hardi pour rester à la table du patron au moment où le dessert y était servi. Lorsque madame Guillaume parlait d’accommoder la salade, ces pauvres jeunes gens tremblaient en songeant avec quelle parcimonie sa prudente main savait y épancher l’huile. Il ne fallait pas qu’ils s’avisassent de passer une nuit dehors, sans avoir donné longtemps à l’avance un motif plausible à cette irrégularité. Chaque dimanche, et à tour de rôle, deux commis accompagnaient la famille Guillaume à la messe de Saint-Leu et aux vêpres. Mesdemoiselles Virginie et Augustine, modestement vêtues d’indienne, prenaient chacune le bras d’un commis et marchaient en avant, sous les yeux perçants de leur mère, qui fermait ce petit cortège domestique avec son mari accoutumé par elle à porter deux gros paroissiens reliés en maroquin noir. Le second commis n’avait pas d’appointements. Quant à celui que douze ans de persévérance et de discrétion initiaient aux secrets de la maison, il recevait huit cents francs en récompense de ses labeurs[40]Cette injustice rappelle que Balzac écrit à un moment où la bourgeoisie commerçante prend le pouvoir. Cette bourgeoisie conserve deux valeurs essentielles : le travail et l’économie familiale.. À certaines fêtes de famille, il était gratifié de quelques cadeaux auxquels la main sèche et ridée de madame Guillaume donnait seule du prix : des bourses en filet qu’elle avait soin d’emplir de coton pour faire valoir leurs dessins à jour, des bretelles fortement conditionnées, ou des paires de bas de soie bien lourdes. Quelquefois, mais rarement, ce premier ministre était admis à partager les plaisirs de la famille soit quand elle allait à la campagne, soit quand après des mois d’attente elle se décidait à user de son droit à demander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux trois autres commis, la barrière de respect qui séparait jadis un maître drapier de ses apprentis était placée si fortement entre eux et le vieux négociant, qu’il leur eût été plus facile de voler une pièce de drap que de déranger cette auguste étiquette. Cette réserve peut paraître ridicule aujourd’hui ; mais ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. Les maîtres adoptaient leurs apprentis. Le linge d’un jeune homme était soigné, réparé, quelquefois renouvelé par la maîtresse de la maison. Un commis tombait-il malade, il devenait l’objet de soins vraiment maternels. En cas de danger, le patron prodiguait son argent pour appeler les plus célèbres docteurs ; car il ne répondait pas seulement des mœurs et du savoir de ces jeunes gens à leurs parents. Si l’un d’eux, honorable par le caractère, éprouvait quelque désastre, ces vieux négociants savaient apprécier l’intelligence qu’ils avaient développée, et n’hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant longtemps confié leurs fortunes. Guillaume était un de ces hommes antiques, et s’il en avait les ridicules, il en avait toutes les qualités ; aussi Joseph Lebas, son premier commis, orphelin et sans fortune, était-il, dans son idée, le futur époux de Virginie sa fille aînée. Mais Joseph ne partageait point les pensées symétriques de son patron, qui, pour un Empire, n’aurait pas marié sa seconde fille avant la première. L’infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. Afin de justifier cette passion, qui avait grandi secrètement, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans les ressorts du gouvernement absolu qui régissait la maison du vieux marchand drapier.

Guillaume avait deux filles. L’aînée, mademoiselle Virginie, était tout le portrait de sa mère. Madame Guillaume, fille du sieur Chevrel, se tenait si droite sur la banquette de son comptoir, que plus d’une fois elle avait entendu des plaisants parier qu’elle y était empalée. Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. Sans grâces et sans manières aimables, madame Guillaume ornait habituellement sa tête presque sexagénaire d’un bonnet dont la forme était invariable et garni de barbes[41]« Certaines pièces de toile ou de dentelle que les dame portaient jadis à leurs coiffures  » (Larousse du XIXe) : frange de dentelle, costume déjà passé de mode à l’époque où se situe l’intrigue. comme celui d’une veuve. Tout le voisinage l’appelait la sœur tourière[42]« On appelle ainsi, dans les monastères de filles, une domestique de dehors, qui a soin de faire passer au tour toutes les choses qu’on y apporte. » (Dictionnaire de L’Académie française, 6e édition, 1835.). Sa parole était brève, et ses gestes avaient quelque chose des mouvements saccadés d’un télégraphe. Son œil, clair comme celui d’un chat, semblait en vouloir à tout le monde de ce qu’elle était laide. Mademoiselle Virginie, élevée comme sa jeune sœur sous les lois despotiques de leur mère[43]Mme Durry publie, dans son étude sur Un début dans la vie (1953, p 73-77), un extrait de l’« Employ du temps » dressé par Mme Sallambier, la grand-mère de Balzac, à l’attention de sa fille, qui présente de nombreuses ressemblances avec celui des filles Guillaume. Rigueur, idées draconiennes, réglementation serrée sont à la base de l’éducation fournie par Mme Guillaume., avait atteint l’âge de vingt-huit ans. La jeunesse atténuait l’air disgracieux que sa ressemblance avec sa mère donnait parfois à sa figure ; mais la rigueur maternelle l’avait dotée de deux grandes qualités qui pouvaient tout contrebalancer : elle était douce et patiente. Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa mère[44]« Tantôt la ressemblance est physique, tantôt elle est morale, tantôt elle est directe, tantôt elle saute une génération. […] ce qui importe, c’est que la question de la ressemblance, c’est-à-dire de la filiation naturelle, le préoccupe, et que dans tous les exemples du roman c’est la ressemblance avec une figure paternelle qui est déterminante  » (Balzac, Pater Familias, études réunies par Claudie Bernard et Franc Schuerewegen, Amsterdam/New York : éd. Rodopi, coll. « CRIN », nr 38, 2001, p. 59.). Elle était de ces filles qui, par l’absence de tout lien physique avec leurs parents, font croire à ce dicton de prude : Dieu donne les enfants[45]En 1871, ce fait s’expliquera autrement : dans La Fortune des Rougon, Zola écrira de Pascal qu’il « ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité ». Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un homme du monde[46]Construction grammaticale employée couramment par Balzac, aujourd’hui incorrecte  : le sujet de la principale devrait être « cette charmante créature ». n’aurait pu reprocher à cette charmante créature que des gestes mesquins ou certaines attitudes communes, et parfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère qui s’empare de toutes les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux volontés d’une mère. Toujours modestement vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la coquetterie innée chez la femme que par un luxe de propreté[47]« Employ du temps » : « à 7 heures, levée. De 7 à 8, Propreté. Nettoyer les dents, laver les mains, visage et arrangement de chambre […] il y aura punition ou mortification quand la toilette ne sera pas faite à 8 heures ». qui leur allait à merveille et les mettait en harmonie avec ces comptoirs luisants, avec ces rayons sur lesquels le vieux domestique ne souffrait pas un grain de poussière, avec la simplicité antique de tout ce qui se voyait autour d’elles. Obligées par leur genre de vie à chercher des éléments de bonheur dans des travaux obstinés[48]« Employ du temps », le « Travail d’utilité » est prescrit de 10 à 12 heures le matin, de 5 à 7 l’après-midi avec commentaire : « J’entends par travail d’utilité la couture, le tricot, le feston, la broderie.- les ajustements de poupée sont de récréation »., Augustine et Virginie n’avaient donné jusqu’alors que du contentement à leur mère, qui s’applaudissait secrètement de la perfection du caractère de ses deux filles. Il est facile d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles avaient reçue[49]Idée déjà présente dans la Physiologie du mariage, où Balzac écrit : « Examinez avec quelle admirable stupidité les filles se sont prêtées aux résultats de l’enseignement qu’on leur a imposé en France […] Les filles sont élevées en esclaves et s’habituent à l’idée qu’elles sont au-monde pour imiter leurs grand-mères. ». Élevées pour le commerce, habituées à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles, n’ayant étudié que la grammaire[50]« Employ du temps » : « de 3 à 4. Etude grammaire, il faut l’apprendre par cœur peu à peu, je surprendrai de tems en tems par des répétitions pour m’assurer des progrès  »., la tenue des livres, un peu d’histoire juive, l’histoire de France dans Le Ragois[51]Toujours imprimée au début du XIXe siècle, l’Instruction sur l’Histoire de France et sur l’Histoire romaine avait été écrite au XVIIe par l’abbé Le Ragois, précepteur du duc du Maine. Ce détail précis, ainsi que tout le passage consacré à l’éducation des jeunes filles, traduit l’influence qu’exerce sur Balzac l’ouvrage de Stendhal, De l’amour. Cette influence est déjà visible dans la Physiologie du mariage, et se prolonge ensuite nettement dans les premières Scènes de la vie privée, grâce à une critique de l’éducation trop stricte des jeunes filles « Mon colonel, M. S*** a quatre filles, élevées dans les meilleurs principes, c’est-à-dire qu’elles travaillent toute la journée, […] lisent la Bible à Royaumont, elles apprennent le bête de l’histoire, c’est-à-dire les tables chronologiques et les vers de Le Ragois ; elles savent beaucoup de géographie, font des broderies admirables, elle perdent à jamais le temps pendant lequel il est donné à la machine humaine d’acquérir des idées » (livre II, chapitre LV, Objection contre l’éducation des femmes ), et ne lisant que les auteurs dont la lecture leur était permise par leur mère, leurs idées n’avaient pas pris beaucoup d’étendue : elles savaient parfaitement tenir un ménage, elles connaissaient le prix des choses, elles appréciaient les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant. Malgré la fortune de leur père, elles étaient aussi habiles à faire des reprises qu’à festonner ; souvent leur mère parlait de leur apprendre la cuisine afin qu’elles sussent bien ordonner un dîner, et pussent gronder une cuisinière en connaissance de cause. Ignorant les plaisirs du monde et voyant comment s’écoulait la vie exemplaire de leurs parents, elles ne jetaient que bien rarement leurs regards au delà de l’enceinte de cette vieille maison patrimoniale qui, pour leur mère, était l’univers. Les réunions occasionnées par les solennités de famille formaient tout l’avenir de leurs joies terrestres. Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir madame Roguin, une demoiselle Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine et qui portait des diamants ; le jeune Rabourdin, sous-chef aux Finances ; monsieur César Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée madame César ; monsieur Camusot[52]Ces noms, ajoutés dans l’édition de 1842, établissent un lien entre La Maison du Chat-qui-pelote et d’autres romans de La Comédie humaine, notamment avec César Birotteau et Les Employés. Les invités des Guillaume étaient énumérés de façon anonyme dans l’édition originale., le plus riche négociant en soieries de la rue des Bourbonnais et son beau-père monsieur Cardot ; deux ou trois vieux banquiers, et des femmes irréprochables ; les apprêts nécessités par la manière dont l’argenterie, les porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés faisaient une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient et venaient, en se donnant autant de mouvement que des religieuses pour la réception de leur évêque. Puis quand, le soir, fatiguées toutes trois d’avoir essuyé, frotté, déballé, mis en place les ornements de la fête, les deux jeunes filles aidaient leur mère à se coucher, madame Guillaume leur disait : – Nous n’avons rien fait aujourd’hui, mes enfants ! Lorsque, dans ces assemblées solennelles, la sœur tourière permettait de danser en confinant les parties de boston[53]« Jeu de salon américain qui se joue à quatre personnes, avec un jeu de cinquante-deux cartes et des paniers de fiches. » (Littré, 1835), de whist[54]Jeu de carte importé d’Angleterre, qui se joue à quatre personnes, deux contre deux, ancêtre du bridge. et de trictrac[55]Deux jeux de cartes et un jeu de dés traditionnels et familiaux, par comparaison avec lesquels la danse apparait comme une audace. dans sa chambre à coucher, cette concession était comptée parmi les félicités les plus inespérées, et causait un bonheur égal à celui d’aller à deux ou trois grands bals où Guillaume menait ses filles à l’époque du carnaval. Enfin, une fois par an, l’honnête drapier donnait une fête pour laquelle il n’épargnait rien. Quelque riches et élégantes que fussent les personnes invitées, elles se gardaient bien d’y manquer  ; car les maisons les plus considérables de la place avaient recours à l’immense crédit, à la fortune ou à la vieille expérience de monsieur Guillaume. Mais les deux filles de ce digne négociant ne profitaient pas autant qu’on pourrait le supposer des enseignements que le monde offre à de jeunes âmes. Elles apportaient dans ces réunions, inscrites d’ailleurs sur le carnet d’échéances de la maison, des parures dont la mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de danser n’avait rien de remarquable, et la surveillance maternelle ne leur permettait pas de soutenir la conversation autrement que par Oui et Non avec leurs cavaliers. Puis la loi de la vieille enseigne du Chat-qui-pelote leur ordonnait d’être rentrées à onze heures, moment où les bals et les fêtes commencent à s’animer[56]Balzac semble ici s’appuyer sur la correspondance de ses deux, Laure et Laurence  : Laurence annonce à Laure qu’elle a été invitée à un bal : « Je sautai donc toute la nuit comme une perdue, rentrai à minuit. Je me levai à sept heures » (Lov, A 378).. Ainsi leurs plaisirs, en apparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par des circonstances qui tenaient aux habitudes et aux principes de cette famille. Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. Madame Guillaume exigeait que ses deux filles fussent habillées de grand matin, qu’elles descendissent tous les jours à la même heure, et soumettait leurs occupations à une régularité monastique[57]Même régularité dans la vie de Laurence telle qu’elle la peint à Laure : « à sept heures levée, à neuf heures lit fait, peignée, débarbouillée, jupon de laine arrangé comme le tien, habillée et prières faites car vous saurez mon bijou que je n’y manque pas » (Lov, A 378). Cependant Augustine avait reçu du hasard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pour interroger les profondeurs de cet escalier sombre et de ces magasins humides. Après avoir sondé ce silence de cloître[58]« La sœur tourière », « une régularité monastique », « un silence de cloître » : on retrouve dans le vocabulaire de l’observateur de la maison l’écho des lettres échangées par les deux sœurs de Balzac. Laurence y décrit l’atmosphère de la maison familiale à sa sœur en ces termes : « notre hermitage », » car nous vivons un peu en anachorètes surtout du côté du silence » (Lov, A 378). Ce vocabulaire suggère une vie familiale à l’atmosphère calme, une affaire bien organisée., elle semblait écouter de loin de confuses révélations de cette vie passionnée qui met les sentiments à un plus haut prix que les choses. En ces moments son visage se colorait, ses mains inactives laissaient tomber la blanche mousseline sur le chêne poli du comptoir, et bientôt sa mère lui disait d’une voix qui restait toujours aigre même dans les tons les plus doux : – Augustine ! à quoi pensez-vous donc, mon bijou  ? Peut-être Hippolyte comte de Douglas et le Comte de Comminges[59]Le premier roman est de Mme d’Aulnoy et date de 1690, le second de Mme de Tencin, et date de 1735. Il s’agit de romans historiques romancés et populaires fondés sur d’interminables analyses de sentiment., deux romans trouvés par Augustine dans l’armoire d’une cuisinière récemment renvoyée par madame Guillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivement dévorés pendant les longues nuits de l’hiver précédent[60]Le comportement d’Augustine rappelle celui de Véronique adolescente dans Le Curé de village : au début du roman, on apprend que la lecture de Paul et Virginie, de nuit également, « ravagea le cœur » de « cette fille solitaire, confinée dans cette noire maison ». (H. Balzac, Le Curé de village, Paris : Houssiaux, 1894, p. 34, [en ligne :], [disponible sur :] , [consulté le :] 12.04.2016.). Les expressions de désir vague, la voix douce, la peau de jasmin et les yeux bleus d’Augustine avaient donc allumé dans l’âme du pauvre Lebas un amour aussi violent que respectueux. Par un caprice facile à comprendre, Augustine ne se sentait aucun goût pour l’orphelin : peut-être était-ce parce qu’elle ne se savait pas aimée par lui. En revanche, les longues jambes, les cheveux châtains, les grosses mains et l’encolure vigoureuse du premier commis avaient trouvé une secrète admiratrice dans mademoiselle Virginie, qui, malgré ses cinquante mille écus de dot, n’était demandée en mariage par personne. Rien de plus naturel que ces deux passions inverses nées dans le silence de ces comptoirs obscurs comme fleurissent des violettes dans la profondeur d’un bois. La muette et constante contemplation qui réunissait les yeux de ces jeunes gens par un besoin violent de distraction au milieu de travaux obstinés et d’une paix religieuse, devait tôt ou tard exciter des sentiments d’amour. L’habitude de voir une figure y fait découvrir insensiblement les qualités de l’âme, et finit par en effacer les défauts.

– Au train dont y va cet homme, nos filles ne tarderont pas à se mettre à genoux devant un prétendu ! se dit monsieur Guillaume en lisant le premier décret par lequel Napoléon anticipa sur les classes de conscrits[61]Le sénatus-consulte du 1e septembre 1812 prescrit la levée de 120 000 hommes sur la classe de 1813. Allusion anachronique, selon P. -G. Castex qui a établi la chronologie de cette partie du récit (nous sommes censés être en 1810). M. Guillaume craint simplement qu’il n’y ait plus de jeunes gens à épouser tant l’empereur tue..

Dès ce jour, désespéré de voir sa fille aînée se faner, le vieux marchand se souvint d’avoir épousé mademoiselle Chevrel à peu près dans la situation où se trouvaient Joseph Lebas et Virginie. Quelle belle affaire que de marier sa fille et d’acquitter une dette sacrée, en rendant à un orphelin le bienfait qu’il avait reçu jadis de son prédécesseur dans les mêmes circonstances ! Âgé de trente-trois ans, Joseph Lebas pensait aux obstacles que quinze ans de différence mettaient entre Augustine et lui. Trop perspicace d’ailleurs pour ne pas deviner les desseins de monsieur Guillaume, il en[62]Emploi du pronom pour désigner une personne : usage aujourd’hui incorrect, mais familier à Balzac. connaissait assez les principes inexorables pour savoir que jamais la cadette ne se marierait avant l’aînée. Le pauvre commis, dont le cœur était aussi excellent que ses jambes étaient longues et son buste épais, souffrait donc en silence.

Tel était l’état des choses dans cette petite république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis, ressemblait assez à une succursale de la Trappe[63]Dans Balzac, ‘archéologue’ de Paris, Jeanine Guichardet compare Guillaume à un « fossile » (op.cit.9, p. 365.), hors de l’histoire en marche ; la comparaison à la Trappe renvoie à cette abbaye cistercienne, appartenant à un ordre monastique chrétien marqué par des valeurs telles que l’ascétisme et le travail, valeurs cardinales partagées avec les Guillaume.. Mais pour rendre un compte exact des événements extérieurs comme des sentiments, il est nécessaire de remonter à quelques mois[64]Castex commente « Plus d’un an, nous semble-t-il, puisque le peintre va demeurer « huit mois entiers » dans la solitude avant d’exposer le portrait au Salon (ouvert au mois d’août à cette époque) et puisque la scène initiale s’est déroulée au mois de mars suivant ». avant la scène par laquelle commence cette histoire. À la nuit tombante, un jeune homme passant devant l’obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l’aspect d’un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin, n’étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale[65]Lampe suspendue au plafond (au lieu d’être posée sur la table) et dont la lumière tombe de haut en bas sans porter d’ombre. y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l’école hollandaise[66]« Souvent ses tableaux paraitront avoir tous les défauts des compositions de l’école hollandaise, sans en avoir les mérites », écrit Balzac dans sa Préface de l’édition de 1830.[67]Willi Jung, dans son article « L’effet des tableaux », propose une lecture picturale du roman, mettant l’accent sur les thèmes relatifs à la peinture et à l’artiste. (W. Jung, « L’effet des tableaux. La lecture picturale de la ‘Maison du chat-qui-pelote’  », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2004, nr 5, pp. 211-228.). Le linge blanc, l’argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu’embellissaient encore de vives oppositions entre l’ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d’Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux  ; ces têtes étaient si originales[68]Dans la deuxième partie de son ouvrage, La peinture dans la création balzacienne, invention et vision picturale de La Maison du Chat-qui-pelote au Père Goriot, Olivier Bonard recense les « archétypes » picturaux expliquant les « motifs reparaissant », avec l’exemple des têtes de vieillards peintes par Rembrandt, peintre connu pour sa technique du clair-obscur que l’on retrouve dans la description du magasin. L’association de ces visages renvoie à « l’utilisation des œuvres picturales comme des tremplins  ». (O. Bonard, La peinture dans la création balzacienne : invention et vision picturales de La maison du Chat-qui-pelote au Père Goriot, Genève : Droz, 1969.), et chaque caractère avait une expression si franche ; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite. Ce passant était un jeune peintre, qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome[69]Les artistes titulaires du prix de Rome restaient cinq ans à la villa Médicis, aux frais de l’état (art.7 de la loi du 25 octobre).. Son âme nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l’art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel[70]Comme le dit Pierre Laubriet dans L’intelligence de l’art chez Balzac : « Quoique l’auteur semble apporter une restriction à ce jugement, le succès qu’il fait connaître aux deux toiles, et les compliments de Girodet, alors le grand peintre pour Balzac, fondés sur cette tentative d’être naturel, ne sont pas sans donner raison au jeune peintre ». (P. Laubriet, L’intelligence de l’art chez Balzac : d’une esthétique balzacienne, Genève, Paris, Slatkine Reprints, 1980.). Abandonné longtemps à la fougue des passions italiennes, son cœur demandait une de ces vierges modestes et recueillies que, malheureusement, il n’avait su trouver qu’en peinture à Rome. De l’enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu’il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale : Augustine paraissait pensive et ne mangeait point ; par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l’illuminait d’une manière quasi surnaturelle. L’artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel[71]A juste titre, P.-G. Castex remarque que « ces cinq mots ajoutés par Balzac en 1835, semblent empruntés à la Méditation de Lamartine intitulée L’Homme. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur[72]Blanche Schmitt-Lochman dans l’article « Sensation, sensibilité, émotion: névrose romantique ou héritage du XVIIIe siècle », étudie la récurrence du mot « sensation  » chez Balzac pour en établir le système. A propos de cet extrait, elle écrit: « La sensation naît d’abord d’un entre-deux non localisé, flottant. On ne sait si le corps plus que l’esprit y est engagé. […] De l’admiration produite par un être presque irréel, la sensation, qui se confond presque ici avec le sentiment, naît d’un très complexe mélange entre le corps et l’esprit. L’état de confusion est rendu grâce à la description en termes concrets et propres à l’élément liquide (« limpide », « bouillonnant », « inonder ») d’un phénomène atteignant le cœur. » Elle retrouve la même type de sensation dans Mémoires de deux jeunes mariées et La Femme de trente ans. (B. Schmitt-Lochmann « Sensation, sensibilité, émotion : ‘névroses romantiques’ ou héritage du XVIIIe siècle  ? », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2009, nr 10, pp. 141-156.). Après être demeuré pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s’arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit point. Le lendemain, il entra dans son atelier pour n’en sortir qu’après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l’avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole[73]Dans La Bourse, Balzac écrit que l’idéal de l’art serait que les personnages d’un tableau « semblent parler et marcher », « le jour est le jour, la chair est vivante, les yeux remuent le sang coule dans les veines, les étoffes chatoient » (CH, t. I, p. 392.). Il passa plusieurs fois devant la maison du Chat-qui-pelote ; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d’un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois[74] Balzac prolonge cette période d’isolation de 5 à 8 mois dans ses corrections à l’édition Furne. entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses plus chères habitudes. Un matin, GirodetBalzac admirait beaucoup ce peintre, qu’il cite souvent et à qui il semble avoir emprunté plusieurs traits qu’il prête à Sommervieux. Girodet-Trioson, mort à Paris en 1824, avait obtenu le prix de Rome avec Joseph vendu par ses frères, tableau qui rappelle de manière frappante la manière de David. Par la suite, il manifesta son originalité par rapport à son maître dans Le sommeil d’Endymion, une de ses meilleures compositions, qui remporta un grand succès. Mais il fit unanimité au Salon de 1806 avec la Scène du déluge qui lui valut la palme, alors que David exposait la même année son tableau des Sabines. força toutes ces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui, et le réveilla par cette demande : – Que mettras-tu au Salon ? L’artiste saisit la main de son ami, l’entraîne à son atelier, découvre un petit tableau de chevalet et un portrait. Après une lente et avide contemplation des deux chefs-d’œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l’embrasse, sans trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se rendre que comme il les sentait, d’âme à âme.

– Tu es amoureux ? dit Girodet.

Tous deux savaient que les plus beaux portraits de Titien, de Raphaël et de Léonard de Vinci sont dus à des sentiments exaltés[76]Dans l’article de La Silhouette sur les « Artistes », Balzac insiste aussi sur l’importance de l’ » extase », du « délire » dans l’acte de création et définit ainsi l’inspiration de l’artiste: « Il opère sous l’empire de certaines circonstances, dont la réunion est un mystère. Ils ne s’appartiennent pas. Il est le jouet d’une force éminemment capricieuse ».[77]La même idée apparaît dans les remarques faites par Balzac à propos d’un Greuze : « C’est de la chair palpitante, c’est la vie, et il n’y a ni science ni art ; c’est troussé en deux heures, avec le reste de la palette, dans un moment d’enthousiasme et de passion qui rend ce morceau une de plus belles choses de la nature ». (Lettres Étr., t. 3, 1845, p. 51.), qui, sous diverses conditions, engendrent d’ailleurs tous les chefs-d’œuvre. Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête.

– Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en revenant d’Italie ! Je ne te conseille pas de mettre de telles œuvres au Salon, ajouta le grand peintre. Vois-tu, ces deux tableaux n’y seraient pas sentis. Ces couleurs vraies, ce travail prodigieux ne peuvent pas encore être appréciés, le public n’est plus accoutumé à tant de profondeur. Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents[78]Dans La Recherche de l’Absolu, Pierquin dit: « Maintenant les meubles se fabriquent à la grecque, on n’aperçoit partout que casques, boucliers, lances et faisceaux. Chacun rebâtit sa maison, vend ses vieux meubles, refond son argenterie […]. Pendant mon dernier voyage à Paris, l’on m’a mené voir les peintures exposées au Louvre. Ma parole d’honneur, c’est des écrans que ces toiles sans air, sans profondeur où les artistes craignent de mettre de la couleur. Et ils veulent, dit-on, renverser notre vieille école. Ah ! ouin ?…  ». (CH, t.14, éd. Houssiaux, 1874, p. 355.). Tiens, faisons plutôt des vers, et traduisons les Anciens[79]Parmi les Œuvres posthumes de Girodet, qui, en 1829, venaient d’être publiées par Coupin, figurent notamment, avec un long poème intitulé Le Peintre, des traductions de poèmes grecs et latins. ! il y a plus de gloire à en attendre, que de nos malheureuses toiles[80]Willi Young dans son article « L’effet de tableau », considère que « ce conseil donné à un ami peintre est certes un verdict concernant la peinture historique au début du XIXe siècle », (op.cit.68).

Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent exposées. La scène d’intérieur fit une révolution dans la peinture. Elle donna naissance à ces tableaux de genre dont la prodigieuse quantité importée à toutes nos expositions pourrait faire croire qu’ils s’obtiennent par des procédés purement mécaniques[81]Adrien Groetz écrit dans son article « ‘Beurre-moi cela !’ ou la matière picturale chez Balzac : « [A partir de 1819] deux camps sont en train de se mettre en place  : ceux qui peignent en pleine pâte et osent dévoiler leur technique, avec ces effets de matière, et ceux qui consacrent toute leur virtuosité technique à rendre justement la technique invisible, à dématérialiser leur pratique. Cette opposition est plus complexe que la dichotomie entre couleur et dessin à laquelle elle a été trop souvent réduite, c’est une opposition spatiale, en trois dimensions – que seuls peuvent bien comprendre ceux qui, en véritables amateurs, regardent les œuvres de près, le nez sur la toile, comme Balzac le faisait si l’on en croit Baudelaire. C’est un des grands sujets de controverses artistiques à cette époque, et pour toute une génération encore.  » (A. Goetz, « ‘Beurre-moi cela’ ou la matière picturale chez Balzac », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2009, nr 10, pp. 61-70.). Quant au portrait, il est peu d’artistes qui ne gardent le souvenir de cette toile vivante à laquelle le public, quelquefois juste en masse, laissa la couronne que Girodet y plaça lui-même[82]Ce passage pourrait renforcer l’hypothèse d’un souvenir de Girodet et d’une de ses œuvres exploité pour la mise en œuvre de La Maison du chat-qui-pelote. O. Bonard pense que, dans cette œuvre notamment, « le lecteur décèle sans peine et invariablement une image privilégiée qui semble avoir constitué le point de départ du drame et fourni au romancier, sinon l’idée première et définitive, du moins l’occasion d’en rassembler et d’en exploiter les sources » (La Peinture dans la création balzacienne, op.cit.69). L’ » Étude de vierge », qui eut tant de succès au Salon de 1812, aurait-elle donné un élan sinon au drame tout entier, dont la source profonde est tout autre, mais aux épisodes se rattachant au portrait d’Augustine qui sert de point de départ à l’intrigue?. Les deux tableaux furent entourés d’une foule immense. On s’y tua, comme disent les femmes. Des spéculateurs, des grands seigneurs couvrirent ces deux toiles de doubles napoléons, l’artiste refusa obstinément de les vendre, et refusa d’en faire des copies. On lui offrit une somme énorme pour les laisser graver, les marchands ne furent pas plus heureux que ne l’avaient été les amateurs[83]Dans la réalité, l’Étude de vierge exposée par Girodet au Salon de 1812, et qui est à peu près certainement l’une des sources du portrait d’Augustine, fut gravée par Charles Normand – c’est même la seule trace qui nous en reste, l’original ayant été acquis par un collectionneur dès 1825.. Quoique cette aventure occupât le monde, elle n’était pas de nature à parvenir au fond de la petite Thébaïde de la rue Saint-Denis[84]La Thébaïde était une région méridionale de l’Egypte antique entourée des déserts. Curieusement, Victor Hugo écrit dans L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis: « En moins d’un mois la petite Cosette fut dans cette thébaïde de la rue Babylone une des femmes, non seulement les plus jolies, ce qui est déjà quelque chose, mais les ‘mieux mises’ de Paris ». (V.Hugo, Les Misérables, t.4, 1862, [en ligne], [disponible sur :] , [consulté le :] 12.04.2016.) ; néanmoins, en venant faire une visite à madame Guillaume, la femme du notaire parla de l’exposition devant Augustine, qu’elle aimait beaucoup, et lui en expliqua le but. Le babil de madameRoguin inspira naturellement à Augustine le désir de voir les tableaux, et la hardiesse de demander secrètement à sa cousine de l’accompagner au Louvre[85]Le Salon se tenait en effet au Louvre sous l’Empire, toutes les années paires, donc tous les deux ans.. La cousine réussit dans la négociation qu’elle entama auprès de madame Guillaume, pour obtenir la permission d’arracher sa petite cousine à ses tristes travaux pendant environ deux heures. La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, quand elle se reconnut[86]Une situation d’un roman de jeunesse inachevé, Sténie ou les erreurs philosophiques, annonce La Maison du chat-qui-pelote le héros Del Ryès, qui est aussi un artiste conforme au type physique de Sommervieux avec sa peau blanche, ses yeux et ses cheveux noirs, « la fierté qui réside en son œil d’aigle et sur son front », expose au Salon un portrait de Mme Plancksey fait de mémoire et reçoit le prix. Il est également à noter que dans ce roman, Mme Radthye, l’amie de Sténie, se prénomme Augustine.. Elle eut peur et regarda autour d’elle pour rejoindre madame Roguin, de qui elle avait été séparée par un flot de monde. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d’un promeneur que, curieuse, elle avait souvent remarqué, en croyant que c’était un nouveau voisin.

– Vous voyez ce que l’amour m’a inspiré[87]La première version de cette phrase, modifiée dans Furne corrigé, était : « Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire ». Elle pourrait être empruntée à La comtesse d’orgueil de Thomas Corneille :, dit l’artiste à l’oreille de la timide créature qui resta tout épouvantée de ces paroles.

Elle trouva un courage surnaturel pour fendre la presse, et pour rejoindre sa cousine encore occupée à percer la masse du monde qui l’empêchait d’arriver jusqu’au tableau.

– Vous seriez étouffée, s’écria Augustine, partons !

Mais il se rencontre, au Salon, certains moments pendant lesquels deux femmes ne sont pas toujours libres de diriger leurs pas dans les galeries. Mademoiselle Guillaume et sa cousine furent poussées à quelques pas du second tableau, par suite des mouvements irréguliers que la foule leur imprima. Le hasard voulut qu’elles eussent la facilité d’approcher ensemble de la toile illustrée par la mode, d’accord cette fois avec le talent. L’exclamation de surprise que jeta la femme du notaire se perdit dans le brouhaha et les bourdonnements de la foule ; quant à Augustine, elle pleura involontairement à l’aspect de cette merveilleuse scène, et par un sentiment presque inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres[88]Ce geste, normalement interprété comme l’interdiction de parler, ici veut dire autre chose. Dans ce tableau de François Boucher, la jeune fille à droite semble bien illustrer l’intention d’Augustine : http://www.artvalue.com/photos/auction/0/35/35544/attribued-boucher-francois-170-deux-jeunes-filles-en-buste-l-1117457-500-500-1117457.jpg en apercevant à deux pas d’elle la figure extatique du jeune artiste. L’inconnu répondit par un signe de tête et désigna madame Roguin, comme un trouble-fête, afin de montrer à Augustine qu’elle était comprise. Cette pantomime jeta comme un brasier dans le corps de la pauvre fille qui se trouva criminelle, en se figurant qu’il venait de se conclure un pacte entre elle et l’artiste. Une chaleur étouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et l’étourdissement que produisaient sur Augustine la variété des couleurs, la multitude des figures vivantes ou peintes, la profusion des cadres d’or, lui firent éprouver une espèce d’enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-être évanouie, si, malgré ce chaos de sensations, il ne s’était élevé au fond de son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout son être[89]Pour analyse de ce comportement d’Augustine, voir l’article : « Le portrait d’Augustine dans La Maison du chat-qui-pelote de Balzac (1830). D’une expérience de subjectivation par la médiation artistique  » de Fausto Calaça. ([extrait de :]La Thèse en Psychologie Clinique et Culture, L’Université de Brasilia, 06/2013, [en ligne], [disponible sur :] , [consulté le :] 12/04/2016.). Néanmoins, elle se crut sous l’Empire de ce démon dont les terribles pièges lui étaient prédits par la tonnante parole des prédicateurs. Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. Elle se vit accompagnée jusqu’à la voiture de sa cousine par ce jeune homme resplendissant de bonheur et d’amour. En proie à une irritation tout nouvelle, à une ivresse qui la livrait en quelque sorte à la nature, Augustine écouta la voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble qui la saisissait. Jamais l’incarnat de ses joues n’avait formé de plus vigoureux contrastes avec la blancheur de sa peau[90]Dans La femme de 30 ans on retrouve une description pareille: « Plus d’un promeneur dépassa-t-il le couple pour admirer ou pour revoir la jeune figure autour de laquelle se jouaient quelques rouleaux de cheveux bruns, et dont la blancheur et l’incarnat étaient rehaussés autant par les reflets du satin rose qui doublait une élégante capote, que par le désir et l’impatience qui pétillaient dans tous les traits de cette jolie personne » (CH, t. II, p. 1040). Remarquons que Balzac commence à écrire cette œuvre en 1829, l’année de la rédaction La Maison du chat-qui-pelote.. L’artiste aperçut alors cette beauté dans toute sa fleur, cette pudeur dans toute sa gloire. Augustine éprouva une sorte de joie mêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était sur toutes les lèvres, dont le talent donnait l’immortalité à de passagères images. Elle était aimée ! il lui était impossible d’en douter. Quand elle ne vit plus l’artiste, ces paroles simples retentissaient encore dans son cœur : – « Vous voyez ce que l’amour m’a inspiré. » Et les palpitations devenues plus profondes lui semblèrent une douleur, tant son sang plus ardent réveilla dans son être de puissances inconnues. Elle feignit d’avoir un grand mal de tête pour éviter de répondre aux questions de sa cousine relativement aux tableaux ; mais, au retour, madame Roguin ne put s’empêcher de parler à madame Guillaume de la célébrité obtenue par le Chat-qui-pelote, et Augustine trembla de tous ses membres en entendant dire à sa mère qu’elle irait au Salon pour y voir sa maison. La jeune fille insista de nouveau sur sa souffrance, et obtint la permission d’aller se coucher.

– Voilà ce qu’on gagne à tous ces spectacles, s’écria monsieur Guillaume, des maux de tête. Est-ce donc bien amusant de voir en peinture ce qu’on rencontre tous les jours dans notre rue ? Ne me parlez pas de ces artistes qui sont, comme vos auteurs, des meure[91]Le subjonctif, inhabituel dans cette locution, exprime un souhait méprisant («qu’il meure de faim »).-de-faim. Que diable ont-ils besoin de prendre ma maison pour la vilipender dans leurs tableaux ?

– Cela pourra nous faire vendre quelques aunes de drap de plus, dit Joseph Lebas.

Cette observation n’empêcha pas que les arts et la pensée ne fussent condamnés encore une fois au tribunal du Négoce. Comme on doit bien le penser, ces discours ne donnèrent pas grand espoir à Augustine, qui se livra pendant la nuit à la première méditation de l’amour. Les événements de cette journée furent comme un songe qu’elle se plut à reproduire dans sa pensée. Elle s’initia aux craintes, aux espérances, aux remords, à toutes ces ondulations de sentiment qui devaient bercer un cœur simple et timide comme le sien. Quel vide elle reconnut dans cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son âme[92] Abdelhaq Anoun note, dans l’article « Balzac : pour une esthétique de la maison bourgeoise  » que « ce sont souvent des jeunes gens –prédestinés au drame– qui ressentent le mieux l’écrasement des atmosphères banales, et, qui, réagissant de manière imprévisible, déclenchent l’intrigue. Les autres, les personnages plats, restent là en se confondant avec le décor de leur maison ». (A. Anoun, « Balzac : pour une esthétique de la maison bourgeoise », [dans :] Implications philosophiques, dossier 2009, [en ligne], [disponible sur :] , [consulté le :] 12.04.2016.) ! Être la femme d’un homme de talent, partager sa gloire ! Quels ravages cette idée ne devait-elle pas faire au cœur d’une enfant élevée au sein de cette famille ? Quelle espérance ne devait-elle pas éveiller chez une jeune personne qui, nourrie jusqu’alors de principes vulgaires, avait désiré une vie élégante ? Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. Augustine aima tout à coup. En elle tant de sentiments étaient flattés à la fois, qu’elle succomba sans rien calculer. À dix-huit ans, l’amour ne jette-t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d’une jeune fille ? Incapable de deviner les rudes chocs qui résultent de l’alliance d’une femme aimante avec un homme d’imagination, elle crut être appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour elle, le présent fut tout l’avenir. Quand le lendemain son père et sa mère revinrent du Salon, leurs figures attristées annoncèrent quelque désappointement. D’abord, les deux tableaux avaient été retirés par le peintre  ; puis, madame Guillaume avait perdu son châle de cachemire. Apprendre que les tableaux venaient de disparaître après sa visite au Salon fut pour Augustine la révélation d’une délicatesse de sentiment que les femmes savent toujours apprécier, même instinctivement.

Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore de Sommervieux, tel était le nom que la renommée avait apporté dans le cœur d’Augustine, fut aspergé par les commis du Chat-qui-pelote pendant qu’il attendait l’apparition de sa naïve amie, qui ne le savait certes pas là, les deux amants se voyaient pour la quatrième fois seulement depuis la scène du Salon. Les obstacles que le régime de la maison Guillaume opposait au caractère fougueux de l’artiste, donnaient à sa passion pour Augustine une violence facile à concevoir[93]Dans l’avant-propos de La Comédie humaine, Balzac écrit : « si la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi l’élément destructeur ». (« Avant-propos à la Comédie humaine », t. I., Paris : Furne, 1842, p. 18.). Comment aborder une jeune fille assise dans un comptoir entre deux femmes telles que mademoiselle Virginie et madame Guillaume, comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais ? Habile, comme tous les amants, à se forger des malheurs, Théodore se créait un rival dans l’un des commis, et mettait les autres dans les intérêts de son rival. S’il échappait à tant d’Argus[94]Balzac laisse volontiers la majuscule à ce mot pour rappeler son origine : Argus était un monstre mythologique doté de cent yeux, d’où le sens moderne de « surveillant vigilant qu’il est difficile de tromper »., il se voyait échouant sous les yeux sévères du vieux négociant ou de madame Guillaume. Partout des barrières, partout le désespoir ! La violence même de sa passion empêchait le jeune peintre de trouver ces expédients ingénieux qui, chez les prisonniers comme chez les amants, semblent être le dernier effort de la raison échauffée par un sauvage besoin de liberté ou par le feu de l’amour. Théodore tournait alors dans le quartier avec l’activité d’un fou, comme si le mouvement pouvait lui suggérer des ruses. Après s’être bien tourmenté l’imagination, il inventa de gagner à prix d’or la servante joufflue. Quelques lettres furent donc échangées de loin en loin pendant la quinzaine qui suivit la malencontreuse matinée où monsieur Guillaume et Théodore s’étaient si bien examinés. En ce moment, les deux jeunes gens étaient convenus de se voir à une certaine heure du jour et le dimanche, à Saint-Leu[95]Église située dans le 1er arrondissement de Paris. Jeannine Guichardet note que, de manière générale, « même si les églises n’inspirent guère d’émotion religieuse, même si l’on ignore à peu près tout de leur aspect, La Comédie humainemontre à quel point la structure paroissiale marque encore profondément la Cité » (op.cit.9)., pendant la messe et les vêpres. Augustine avait envoyé à son cher Théodore la liste des parents et des amis de la famille, chez lesquels le jeune peintre tâcha d’avoir accès afin d’intéresser à ses amoureuses pensées, s’il était possible, une de ces âmes occupées d’argent, de commerce, et auxquelles une passion véritable devait sembler la spéculation la plus monstrueuse, une spéculation inouïe. D’ailleurs, rien ne changea dans les habitudes du Chat-qui-pelote. Si Augustine fut distraite, si, contre toute espèce d’obéissance aux lois de la charte domestique, elle monta à sa chambre pour y aller, grâce à un pot de fleurs, établir des signaux[96] Dans le volume 23 du périodique Costumes Parisiens (mai 1825), on peut lire : « Afin que ces entrevues nocturnes ne donnassent pas trop de prise à la médisance, les dames mettaient ordinairement sur leurs fenêtres des pots de marjolaines et de violettes. Ainsi, lorsque ces amants venaient dans la rue, elles prenaient le prétexte d’arroser ces fleurs pour ouvrir leurs croisées, ce qui dans le langage mystérieux consacré dans ces liens amoureux s’appelait réveiller les marjolaines ». ; si elle soupira, si elle pensa enfin, personne, pas même sa mère, ne s’en aperçut. Cette circonstance causera quelque surprise à ceux qui auront compris l’esprit de cette maison, où une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste, ni un regard qui ne fussent vus et analysés. Cependant rien de plus naturel : le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place de Paris[97]Dans Le Père Goriot, Balzac écrira : « Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en connaîtrez jamais la véritable profondeur. Quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire, quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par ces plongeurs littéraires  » (CH, t.3, p. 14.)., sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales à cause de leur retour périodique. Depuis quinze jours, les cinq hommes de l’équipage, madame Guillaume et mademoiselle Virginie s’adonnaient à ce travail excessif désigné sous le nom d’inventaireL’inventaire annuel avait été rendu obligatoire par le Code de commerce de 1808.. On remuait tous les ballots et l’on vérifiait l’aunage[99]Le système métrique ne devient légal en France qu’en 1840 ; à l’époque du récit, l’unité employée pour les étoffes est l’aune : le mot désigne à la fois une longueur (1,20 m) et la baguette-étalon qui sert à mesurer. des pièces pour s’assurer de la valeur exacte du coupon restant. On examinait soigneusement la carte appendue au paquet pour reconnaître en quel temps les draps avaient été achetés. On fixait le prix actuel. Toujours debout, son aune à la main, la plume derrière l’oreille, monsieur Guillaume ressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant par un judas pour interroger la profondeur des écoutilles[100] Ecoutilles, n. f. pl. : ouvertures, petites ou grandes, généralement de forme quadrangulaire, faites au pont d’un navire pour établir une communication entre deux étages et pour faciliter le chargement et le déchargement (Littré, 1835). du magasin d’en bas, faisait entendre ces barbares locutions du commerce qui ne s’exprime que par énigmes : – Combien d’H-N-Z ? – Enlevé. – Que reste-t-il de Q-X ? – Deux aunes. – Quel prix ? – Cinq-cinq-trois. – Portez à trois A tout J-J, tout M-P, et le reste de V-D-O[101]P.-G. Castex signale que « ce mode d’étiquetage est traditionnel dans la draperie. Une comédie de Labiche s’intitule Le Cachemire X.B.T. ».. Mille autres phrases tout aussi intelligibles ronflaient à travers les comptoirs comme des vers de la poésie moderne que des romantiques se seraient cités afin d’entretenir leur enthousiasme pour un de leurs poètes. Le soir, Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau[102]« Porter à nouveau », c’est reporter en haut d’une nouvelle page de comptes le total partiel atteint au bas de la page précédente., écrivait aux retardataires, et dressait des factures. Tous trois préparaient ce travail immense dont le résultat tenait sur un carré de papier tellière[103]Papier grand format (34 x 44 cm, un peu plus que notre « A3 »), ainsi nommé d’après le chancelier Le Tellier., et prouvait à la maison Guillaume qu’il existait tant en argent, tant en marchandises, tant en traites et billets ; qu’elle ne devait pas un sou, qu’il lui était dû cent ou deux cent mille francs ; que le capital avait augmenté ; que les fermes, les maisons, les rentes allaient être ou arrondies, ou réparées, ou doublées. De là résultait la nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander : À quoi bon ? À la faveur de ce tumulte annuel, l’heureuse Augustine échappait à l’investigation de ses Argus. Enfin, un samedi soir, la clôture de l’inventaire eut lieu. Les chiffres du total actif offrirent assez de zéros pour qu’en cette circonstance Guillaume levât la consigne sévère qui régnait toute l’année au dessert. Le sournois drapier se frotta les mains, et permit à ses commis de rester à sa table. À peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une liqueur de ménage, on entendit le roulement d’une voiture. La famille alla voir Cendrillon aux Variétés[104]Le vaudeville en un acte de Désaugiers et Gentil de Chavagnac, intitulé La Chatte merveilleuse ou la Petite Cendrillon, fut créé aux Variétés le 12 novembre 1810., tandis que les deux derniers commis reçurent chacun un écu de six francs et la permission d’aller où bon leur semblerait, pourvu qu’ils fussent rentrés à minuit.

Malgré cette débauche[105]Usage excessif des plaisirs des sens, dévergondage, relève ici le caractère hautement inhabituel des distractions auxquelles se livrent les membres de la maisonnée dans les lignes précédentes : plaisirs de la table, consommation d’alcool, sortie aux Variétés., le dimanche matin, le vieux marchand drapier fit sa barbe dès six heures, endossa son habit marron dont les superbes reflets lui causaient toujours le même contentement, il attacha des boucles d’or aux oreilles[106]Les nœuds par lesquels la culotte est serrée autour de la taille. de son ample culotte de soie ; puis, vers sept heures, au moment où tout dormait encore dans la maison, il se dirigea vers le petit cabinet attenant à son magasin du premier étage. Le jour y venait d’une croisée[107] Châssis en bois ou en métal entourant une fenêtre. armée de gros barreaux de fer, et qui donnait sur une petite cour carrée formée de murs si noirs qu’elle ressemblait assez à un puits. Le vieux négociant ouvrit lui-même ces volets garnis de tôle qu’il connaissait si bien, et releva une moitié du vitrage en le faisant glisser dans sa coulisse. L’air glacé de la cour vint rafraîchir la chaude atmosphère de ce cabinet, qui exhalait l’odeur particulière aux bureaux. Le marchand resta debout la main posée sur le bras crasseux d’un fauteuil de canne doublé de maroquin dont la couleur primitive était effacée, il semblait hésiter à s’y asseoir. Il regarda d’un air attendri le bureau à double pupitre, où la place de sa femme se trouvait ménagée, dans le côté opposé à la sienne, par une petite arcade pratiquée dans le mur. Il contempla les cartons numérotés, les ficelles, les ustensiles, les fers à marquer le drap, la caisse, objets d’une origine immémoriale, et crut se revoir devant l’ombre évoquée du sieur Chevrel. Il avança le même tabouret sur lequel il s’était jadis assis en présence de son défunt patron. Ce tabouret garni de cuir noir, et dont le crin s’échappait depuis longtemps par les coins mais sans se perdre, il le plaça d’une main tremblante au même endroit où son prédécesseur l’avait mis ; puis, dans une agitation difficile à décrire, il tira la sonnette qui correspondait au chevet du lit de Joseph Lebas. Quand ce coup décisif eut été frappé, le vieillard, pour qui ces souvenirs furent sans doute trop lourds, prit trois ou quatre lettres de change qui lui avaient été présentées, et les regardait sans les voir, quand Joseph Lebas se montra soudain.

– Asseyez-vous là , lui dit Guillaume en lui désignant le tabouret.

Comme jamais le vieux maître drapier n’avait fait asseoir son commis devant lui, Joseph Lebas tressaillit.

– Que pensez-vous de ces traites, demanda Guillaume.

– Elles ne seront pas payées.

– Comment ?

– Mais j’ai su qu’avant-hier Étienne et compagnie ont fait leurs paiements en or.

– Oh ! oh ! s’écria le drapier, il faut être bien malade pour laisser voir sa bile. Parlons d’autre chose. Joseph, l’inventaire est fini.

– Oui, monsieur, et le dividende est un des plus beaux que vous ayez eus.

– Ne vous servez donc pas de ces nouveaux mots[108]Nouveaux, du moins du goût de M. Guillaume, car ce sens moderne du mot « dividende  » est attesté depuis avant le milieu du XVIIIe siècle.. Dites le produit[109]Il est caractéristique que le jeune Lebas emploie le mot moderne de dividende tandis que le conservateur M. Guillaume reste attaché à celui de produit. Comme le fait remarquer P.-G. Castex : « Selon M. Matoré (Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe, Genève, Droz, Lille : Giard, 1951), La Maison du chat qui pelote est la première œuvre littéraire où l’on relève le mot dividende, destiné à remplacer le mot produit. La substitution d’un terme à l’autre est significative. Le mot dividende implique le principe d’une répartition propre aux affaires, de plus en plus nombreuses, mises en exploitation par le système capitaliste, alors que le mot produit convient encore à des affaires comme celle de M. Guillaume, dont le produit est perçu par un bénéficiaire unique, un patron »., Joseph. Savez-vous, mon garçon, que c’est un peu à vous que nous devons ces résultats  ! aussi, ne veux-je plus que vous ayez d’appointements. Madame Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt[110]Sous-entendu : dans le bénéfice annuel.. Hein, Joseph ! Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale[111] Nom d’une société constitué, dans le cas d’une société de personnes, des noms des associés personnellement responsables ou du nom de quelques-uns ou d’un de ces associés suivi(s) de la mention et Cie. ? On pourrait mettreet compagnie pour arrondir la signature.

Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas qui s’efforça de les cacher. – Ah, monsieur Guillaume ! comment ai-je pu mériter tant de bontés ? Je n’ai fait que mon devoir. C’était déjà tant que de vous intéresser à un pauvre orph…

Il brossait le parement de sa manche gauche avec la manche droite, et n’osait regarder le vieillard qui souriait en pensant que ce modeste jeune homme avait sans doute besoin, comme lui autrefois, d’être encouragé pour rendre l’explication complète.

– Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph ! Vous ne mettez pas en moi autant de confiance que j’en mets en vous. (Le commis releva brusquement la tête.) Vous avez le secret de la caisse. Depuis deux ans je vous ai dit presque toutes mes affaires. Je vous ai fait voyager en fabrique. Enfin, pour vous, je n’ai rien sur le cœur. Mais vous ?… vous avez une inclination, et ne m’en avez pas touché un seul mot. (Joseph Lebas rougit.) Ah ! ah ! s’écria Guillaume, vous pensiez donc tromper un vieux renard comme moi ? Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq.

– Comment, monsieur ? répondit Joseph Lebas en examinant son patron avec autant d’attention que son patron l’examinait, comment, vous sauriez qui j’aime ?

– Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et rusé marchand en lui tordant le bout de l’oreille. Et je te pardonne, j’ai fait de même.

– Et vous me l’accorderiez ?

– Oui, avec cinquante mille écus, et je t’en laisserai autant, et nous marcherons sur nouveaux frais avec une nouvelle raison sociale. Nous brasserons[112] Traiter de nombreuses et importantes affaires en même temps, souvent à la hâte et sans grand scrupule. encore des affaires, garçon, s’écria le vieux marchand en se levant et agitant ses bras. Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce ! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. Être à la piste des affaires, savoir gouverner sur la place, attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Étienne et compagnie font faillite, voir passer un régiment de la Garde impériale habillé de notre drap, donner un croc en jambe au voisin, loyalement s’entend ! fabriquer à meilleur marché que les autres ; suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit ; connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route ; se tenir debout devant les naufrages[113] Une manifestation de la métaphore maritime filée présente tout au long du texte pour désigner la maison et ses occupants. S’observe dans le reste de la Comédie humaine : dans Le Bal de Sceaux, Emilie devient une corvette, son front un lac, dans Petites misères conjugales, Adolphe « essaie de cacher l’ennui que lui donne ce torrent de paroles, qui commence à moitié chemin de son domicile et qui ne trouve pas de mer où se jeter », etc. ; avoir des amis, par correspondance, dans toutes les villes manufacturières, n’est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph ? Mais c’est vivre, ça[114] Balzac formulera la règle selon laquelle » le génie consiste à faire jaillir à chaque situation les mots par lesquels le caractère des personnages se déploie ». Le vocabulaire, comparaisons et remarques de Guillaume renseignent ici le fonds de préoccupations ou de pensées constituant sa personnalité. (Voir : M. Bardèche, Balzac romancier, Paris, Genève : Slatkine, 1967.) ! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux Chevrel, n’en prenant cependant plus qu’à mon aise. Dans la chaleur de sa plus forte improvisation, le père Guillaume n’avait presque pas regardé son commis qui pleurait à chaudes larmes. – Eh bien ! Joseph, mon pauvre garçon, qu’as-tu donc ?

– Ah ! je l’aime tant, tant, monsieur Guillaume, que le cœur me manque, je crois…

– Eh bien ! garçon, dit le marchand attendri, tu es plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle t’aime. Je le sais, moi !

Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant son commis.

– Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme.

Il allait s’élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.

– Qu’est-ce que fait donc Augustine dans cette affaire-là ? demanda Guillaume dont la voix glaça sur le champ le malheureux Joseph Lebas.

– N’est-ce pas elle… que… j’aime ? dit le commis en balbutiant.

Déconcerté de son défaut de perspicacité, Guillaume se rassit et mit sa tête pointue dans ses deux mains pour réfléchir à la bizarre position dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux et au désespoir resta debout.

– Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous parlais de Virginie. L’amour ne se commande pas, je le sais. Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.

Le commis, auquel l’amour donna je ne sais quel degré de courage et d’éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart d’heure à Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la situation changea. S’il s’était agi d’une affaire commerciale, le vieux négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution  ; mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans boussole, il flotta[115]Jean-Luc Steinmetz relève que toutes sortes de paysages aquatiques chez Balzac s’accordent aux états d’âmes des personnages. Lucette Besson analyse quant à elle cette omniprésence de l’eau dans l’œuvre de Balzac comme une menace planante, essentiellement sur les personnages féminins, comme un présage funeste. (L. Besson, « L’eau de mort ou le thème de la noyade chez Balzac », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2003, nr 4, pp. 307-329,) irrésolu devant un événement si original, se disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne.

– Et diantre, Joseph, tu n’es pas sans savoir que j’ai eu mes deux enfants à dix ans de distance ! Mademoiselle Chevrel n’était pas belle, elle n’a cependant pas à se plaindre de moi. Fais donc comme moi. Enfin, ne pleure pas, es-tu bête ? Que veux-tu  ? cela s’arrangera peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons[116]Céladon est un personnage d’amoureux chaste et transi, dans le roman pastoral du XVIIe siècle L’Astrée. pour nos femmes. Tu m’entends ? Madame Guillaume est dévote, et… Allons, sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à la messe.

Telles furent les phrases jetées à l’aventure par Guillaume. La conclusion qui les terminait ravit l’amoureux commis : il songeait déjà pour mademoiselle Virginie à l’un de ses amis, quand il sortit du cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui avoir dit, d’un petit air entendu, que tout s’arrangerait au mieux.

– Que va penser madame Guillaume ? Cette idée tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul.

Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le marchand-drapier avait laissé provisoirement ignorer son désappointement, regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l’amitié de sa belle-mère. La matrone redevint si gaie qu’elle regarda monsieur Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d’un usage immémorial dans ces innocentes familles. Elle mit en question la conformité de la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent quelques nuages sur le front du chef de famille, et il afficha même un tel amour pour le décorum[117]Le décorum renvoie à l’idée du « qu’en dira-t-on » : il s’agit donc de soigner les apparences afin d’anticiper les rumeurs., qu’il ordonna à Augustine de prendre le bras du premier commis en allant à Saint-Leu[118]Donnant sur la rue Saint-Denis, située entre la rue aux Ours et la rue Sainte-Magloire, l’église Saint-Leu est à trois cents mètres de la rue du Petit-Lion, confirmant cette indication de lady Morgan dans La France, que cite P.-G. Castex dans l’édition Pléiade : « la sphère d’existence [du bourgeois] ne s’étend jamais plus loin que le son de la cloche de sa paroisse ».. Madame Guillaume, étonnée de cette délicatesse masculine, honora son mari d’un signe de tête d’approbation. Le cortège partit donc de la maison dans un ordre qui ne pouvait suggérer aucune interprétation malicieuse aux voisins.

– Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine, disait le commis en tremblant, que la femme d’un négociant qui a un bon crédit, comme monsieur Guillaume, par exemple, pourrait s’amuser un peu plus que ne s’amuse madame votre mère, pourrait porter des diamants, aller en voiture ? Oh ! moi, d’abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n’y sont plus aussi nécessaires qu’elles l’étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu raison d’agir comme il a fait, et d’ailleurs c’était le goût de son épouse. Mais qu’une femme sache donner un coup de main à la comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son ménage, afin de ne pas rester oisive, c’est tout. À sept heures, quand la boutique serait fermée, moi je m’amuserais, j’irais au spectacle et dans le monde. Mais vous ne m’écoutez pas.

– Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture ? C’est là un bel état.

– Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois[119]Monsieur Lourdois est un personnage de César Birotteau. La fille Lourdois épouse, vers 1819, l’un des clercs du notaire Roguin., qui a des écus.

En devisant ainsi, la famille atteignit l’église de Saint-Leu. Là, madame Guillaume retrouva ses droits, et fit mettre, pour la première fois, Augustine à côté d’elle. Virginie prit place sur la quatrième chaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre Augustine et Théodore qui, debout derrière un pilier, priait sa madone avec ferveur ; mais au lever-Dieu[120]Cette expression, déjà vieillie en 1830, désigne le moment où le prêtre montre aux fidèles, en l’élevant au-dessus de sa tête (d’où le mot « élévation » que l’on utilise aujourd’hui), l’hostie qu’il vient de consacrer., madame Guillaume s’aperçut, un peu tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son voile, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la direction qu’affectionnaient les yeux de sa fille[121]Balzac a corrigé cette phrase qui disait anciennement « […] dans la direction où voyageaient les yeux de sa fille ». Le voyage des yeux est un motif littéraire qui sera repris maintes fois et que l’on retrouvera plus tard, notamment chez Proust : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est. » (M. Proust, La Prisonnière, Paris : Gallimard, 1925.). À l’aide de ses besicles, elle vit le jeune artiste dont l’élégance mondaine annonçait plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé qu’un négociant du quartier. Il est difficile d’imaginer l’état violent dans lequel se trouva madame Guillaume, qui se flattait d’avoir parfaitement élevé ses filles, en reconnaissant dans le cœur d’Augustine un amour clandestin dont le danger lui fut exagéré par sa pruderie et par son ignorance. Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au cœur.

– Tenez d’abord votre livre à l’endroit, mademoiselle, dit-elle à voix basse mais en tremblant de colère. Elle arracha vivement le paroissien[122]Le paroissien est le livre contenant toutes les prières de l’année liturgique. accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres fussent dans leur sens naturel. – N’ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos prières, ajouta-t-elle, autrement, vous auriez affaire à moi. Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine. Elle se sentit défaillir ; mais combattue entre la douleur qu’elle éprouvait et la crainte de faire un esclandre dans l’église, elle eut le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de deviner l’état violent de son âme en voyant son paroissien trembler et des larmes tomber sur chacune des pages qu’elle tournait. Au regard enflammé que lui lança madame Guillaume, l’artiste vit le péril où tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le cœur, décidé à tout oser.

– Allez dans votre chambre, mademoiselle ! dit madame Guillaume à sa fille en rentrant au logis ; nous vous ferons appeler ; et surtout, ne vous avisez pas d’en sortir.

La conférence que les deux époux eurent ensemble fut si secrète, que rien n’en transpira d’abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé sa sœur par mille douces représentations[123]Il faut entendre le sens classique du mot « représentations » ici : il s’agit de reproches, de remontrances., poussa la complaisance jusqu’à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y recueillir quelques phrases. Au premier voyage qu’elle fit du troisième au second étage, elle entendit son père qui s’écriait : – Madame, vous voulez donc tuer votre fille ?

– Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa sœur éplorée, papa prend ta défense !

– Et que veulent-ils faire à Théodore ? demanda l’innocente créature.

La curieuse Virginie redescendit alors ; mais cette fois elle resta plus longtemps  : elle apprit que Lebas aimait Augustine. Il était écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si calme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant l’amour d’Augustine pour un étranger. Lebas, qui avait averti son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que Joseph l’avait en quelque sorte refusée, fut prise d’une migraine. La zizanie, semée entre les deux époux par l’explication que monsieur et madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de leur vie, ils se trouvèrent d’opinions différentes, se manifesta d’une manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle, tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. Rassurée par l’allocution de son père, qui lui avait promis de l’écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fit malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au charme inconnu de parler de ses sentiments, elle trouva assez de hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu’elle aimait monsieur de Sommervieux, qu’elle le lui avait écrit, et ajouta, les larmes aux yeux  : – Ce serait faire mon malheur que de me sacrifier à un autre.

– Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un peintre ? s’écria sa mère avec horreur.

– Madame Guillaume ! dit le vieux père en imposant silence à sa femme. – Augustine, dit-il, les artistes sont en général des meure-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de mauvais sujets. J’ai fourni feu monsieur Joseph Vernet, feu monsieur Lekain et feu monsieur Noverre[124]Claude-Joseph Vernet (1714-1789), Henri-Louis Cain, dit Lekain (1729-1778) et Jean-Georges Noverre (1729-1810) respectivement peintre, tragédien et chorégraphe, sont des artistes célèbres du XVIIIe siècle.. Ah ! si tu savais combien ce monsieur Noverre, monsieur le chevalier de Saint-Georges[125]Joseph Boulogne, dit le chevalier de Saint-Georges était un bon violoniste mais c’est plutôt par ses nombreux duels et ses dépenses extraordinaires qu’il s’est rendu célèbre., et surtout monsieur Philidor[126]François-André Danican, dit Philidor, lui aussi connu pour ses excès, était un compositeur d’opéras-comiques et un joueur d’échecs réputé que Diderot évoque d’ailleurs dans Le Neveu de Rameau., ont joué de tours à ce pauvre père Chevrel ! C’est de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a tous un babil, des manières… Ah ! jamais ton monsieur Sumer… Somm..

– De Sommervieux, mon père !

– Eh bien ! de Sommervieux, soit ! Jamais il n’aura été aussi agréable avec toi que monsieur le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le jour où j’obtins une sentence des consuls[127]« Consul » est le titre donné aux juges chargés des litiges commerciaux avant la création des tribunaux de commerce en 1808. A l’époque on se déroule l’action, vers 1812, cette expression fait donc encore partie du langage courant. contre lui. Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois.

– Mais, mon père, monsieur Théodore est noble, et m’a écrit qu’il était riche. Son père s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution.

À ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en femme contrariée, frappait le plancher du bout du pied et gardait un morne silence ; elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la responsabilité d’une affaire si grave, puisque ses avis n’étaient pas écoutés  ; néanmoins, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n’avait rien de commercial, elle s’écria : – En vérité, monsieur, vous êtes d’une faiblesse avec vos filles… mais…

Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte interrompit tout à coup la mercuriale[128]Une mercuriale est une réprimande. que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment, madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les trois acteurs de cette scène domestique : – Je sais tout, ma cousine, dit-elle d’un air de protection.

Madame Roguin avait un défaut, celui de croire que la femme d’un notaire de Paris pouvait jouer le rôle d’une petite-maîtresse[129]Une petite-maîtresse est une jeune élégante aux allures et aux manières affectées et prétentieuses.

– Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l’arche de Noé, comme la colombe, avec la branche d’olivier. J’ai lu cette allégorie dans le Génie du christianisme[130]Génie du christianisme est un ouvrage de Chateaubriand écrit entre 1795 et 1799 alors qu’il est exilé en Angleterre. Cependant, la scène du retour de la colombe invoquée ici par Mme Roguin n’apparaît pas dans l’ouvrage cité., dit-elle en se retournant vers madame Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux est un homme charmant ? Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs.

À ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume. Le vieux négociant ne put s’empêcher de faire avec ses lèvres une grosse moue qui lui était particulière.

– Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe. Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le charme. Il m’a conté toutes ses peines et m’a prise pour avocat. Je sais de ce matin qu’il adore Augustine, et il l’aura. Ah ! cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu’il sera créé baron, et qu’il vient d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur par l’Empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. Eh bien  ! monsieur de Sommervieux possède en bons biens au soleil douze mille livres de rente[131]Du manuscrit à l’édition Furne, Balzac n’a cessé de diminuer le chiffre de la rente de Sommervieux qui est passée de vingt-quatre mille livres à dix-huit mille puis à douze mille. Anne-Marie Meininger remarque qu’il finit ainsi par produire une erreur historique puisque pour être « créé baron », Sommervieux devait avoir un revenu d’au moins quinze mille francs, selon le décret du 1e mars 1808 qui avait rétabli les titres nobiliaires.. Savez-vous que le beau-père d’un homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son arrondissement, par exemple ! N’avez-vous pas vu monsieur Dupont être fait comte de l’Empire et sénateur[132] Jean Dupont (1735-1819), commerçant et banquier sous l’Ancien Régime, administra en effet, sous Napoléon, la caisse d’escompte et fut maire du VIIe arrondissement en 1807. Il reçut même de Louis XVIII un siège à la Chambre des pairs. pour être venu, en sa qualité de maire, complimenter l’Empereur sur son entrée à Vienne. Oh ! ce mariage-là se fera. Je l’adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J’ai chez moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano[133]Ce nom semble renvoyer à celui de la duchesse de Corigliano, Clotilde Murat, qui était installée dans un grand domaine près de Versailles en 1824, époque où Balzac était attiré dans cette ville par sa famille et par la duchesse d’Abrantès. qui raffole de monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu’elle ne vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d’hier était déplacée chez une Chevrel[134]Mme Roguin se désigne elle-même fièrement par son nom de jeune fille. dont la famille a cent ans de bonne bourgeoisie.

– Augustine, reprit madame Roguin après une petite pause, j’ai vu le portrait. Dieu  ! qu’il est beau. Sais-tu que l’Empereur a voulu le voir ? Il a dit en riant au Vice-Connétable[135]En 1808, Napoléon créa des grands dignitaires de l’Empire français, dont un connétable, son frère Louis Bonaparte, roi de Hollande, et un vice-connétable, le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel. Si la dignité accordée à Louis était purement honorifique, Berthier était le chef d’État-Major de l’armée napoléonienne. Napoléon renouait avec une tradition d’Ancien Régime. que s’il y avait beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu’il y venait tant de rois, il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce flatteur  ?

Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein[136]La mémoire affective de Balzac, lui a-t-elle inconsciemment fait retrouver, pour peindre l’atmosphère dans laquelle se décide le mariage d’Augustine, les expressions mêmes dont il s’était servi pour expliquer à Laure l’atmosphère du même moment de la vie de Laurence ? « Quant à maman, rappelle-toi les derniers jours de ta demoisellerie et tu pourras comprendre ce que Laurence et moi endurons(…) Maman suit l’exemple de la Nature. Elle est massacrante pendant cinq heures et gaie, affable un moment ». (Correspondance,t. I, p.108.). Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut attaquer tant de cordes à la fois dans les cœurs secs[137] Voir: D. Gutterman-Jacquet, « Madame de Balzac. Le cœur sec de l’agent matrimonial  », [article en ligne], [disponible sur :] http://www.etremere.fr/madame-de-balzac-le-coeur-sec-de-lagent-matrimonial-par-deborah-gutermann-jacquet. de monsieur et de madame Guillaume, qu’elle finit par en trouver une dont elle tira parti. À cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s’allier aux grands seigneurs, et les généraux de l’Empire profitèrent assez bien de ces dispositions. Monsieur Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion[138]On retrouve cette même expression dans l’œuvre de Jean Baptiste Massillon contemporain du XVIe et XVIIe siècle « Enfin, cette déplorable passion met dans le cœur un goût invincible pour les choses du ciel : on n’est plus touché du rien. » (J.B. Massillon, Œuvres complètes, tome 1, Lille : L. Lefort, 1822.). Ses axiomes favoris[139] Cette occurrence se retrouve dans La Philosophie du Mariage : « Si quelque lecteur se trouvait dans une de ces classes aristocratiques, il aura, nous l’espérons, assez de présence d’esprit, lui ou sa femme, pour se rappeler à l’instantl’axiome favori de la grammaire latine de Lhomond : pas de règle sans exception. » étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe  ; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut ; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités bien solides pour être heureux ; il ne fallait pas que l’un des deux époux en sût plus que l’autre, parce qu’on devait avant tout se comprendre ; un mari qui parlait grec et la femme latin risquaient de mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme[140] Pascal dans ses Pensées disait à son sujet : » La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs, et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de [les] avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront. » (B. Pascal, Pensées, Paris : Gallimard, 2008.), que la prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote succomba sous l’agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la première, trouva dans l’inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de Sommervieux, qu’elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.

Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l’instruisit de l’état des choses. À six heures et demie[141]Heure tardive pour le dîner, à l’époque dans la classe bourgeoise. On voit maints personnages de Balzac dîner dès quatre heures (Voir : Ph. Bertier, La vie quotidienne dans La Comédie humaine, Paris : Hachette, 1998, p. 177, 188.). Le fait que Balzac précise l’heure suggère que les Guillaume ont décalé leurs habitudes en l’honneur de Sommervieux., la salle à manger illustrée par le peintre, réunit sous son toit de verre, madame et monsieurRoguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé. Monsieur et madame Guillaume virent en perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand, au dessert, Théodore leur fit présent de l’étonnant tableau qu’ils n’avaient pu voir, et qui représentait l’intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.

– C’est-y gentil, s’écria Guillaume. Dire qu’on voulait donner trente mille francs de cela.

– Mais c’est qu’on y trouve mes barbes[142]Ce mot, absent, en ce sens des dictionnaires courants actuels, désigne une sorte de franges de dentelle – c’est naturellement, à l’époque où se situe l’intrigue, un élément de costume passé de mode., reprit madame Guillaume.

– Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la main.

– Les draperies font toujours très bien, répondit le peintre. Nous serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d’atteindre à la perfection de la draperie antique.

– Vous aimez donc la draperie, s’écria le père Guillaume. Eh bien, sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? Le monde a commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple !

Et le vieux négociant se mit à éclater d’un gros rire franc excité par le vin de Champagne qu’il faisait circuler généreusement. Le bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu’il trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand le salon meublé de choses très cossues, pour se servir de l’expression de Guillaume, fut désert  ; pendant que madame Guillaume s’en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt qu’il s’agissait d’affaires ou d’argent, attira sa fille Augustine auprès de lui ; puis, après l’avoir prise sur ses genoux, il lui tint ce discours :

– Ma chère enfant, tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux ; permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse pas prendre à ces trente mille francs que l’on gagne à gâter de bonnes toiles. L’argent qui vient si vite s’en va de même. N’ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent était rond, c’était pour rouler ! S’il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour les gens économes qui l’empilent[143]Prodigalité ou mesquinerie, c’est aussi le problème constant de Balzac, qui écrira en 1830 dans des Artistes, « l’artiste n’est pas, selon Richelieu, un homme de suite, et n’a pas cette respectable avidité de richesse, qui anime toute les pensées du marchands. S’il court après l’argent, c’est pour les besoins du moment, car l’avarice est la mort du génie : il faut dans l’âme d’un créateur trop de générosité pour qu’un sentiment aussi mesquin y trouve place ».[144]Balzac écrira en 1830 dans Les Artistes, « l’artiste n’est pas, selon Richelieu, un homme de suite, et n’a pas cette respectable avidité de richesse, qui anime toute les pensées du marchands. S’il court après l’argent, c’est pour les besoins du moment, car l’avarice est la mort du génie : il faut dans l’âme d’un créateur trop de générosité pour qu’un sentiment aussi mesquin y trouve place ».. Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants[145]Montzaigl avait bien promis : « deux beaux boutons en Diamant, un collier de perles de cinq ou six rangs, réunis par un brillant Diamant de toute beauté… deux cachemires magnifiques, une robe de tule de soie…un voile quarré… un sac moiré blanc tout brodé en acier… une pointe de dentelle noire…une robe de satin… des ceintures plus jolies les unes que les autres… quelques saphires… des gants.. un évantail… des bas… quelques bagues » (Lov .A378, folio 224-225) ? Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi, bene sit ![146] « Qu’il en soit ainsi! », « Soit ! » je n’ai rien à y voir. Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si péniblement ensachés s’en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui dépense trop n’est jamais riche. Avec les cent mille écus[147]Balzac a beaucoup remanié les chiffres des dots et espérances des demoiselles Guillaume. On a vu que Virginie doit avoir cinquante mille écus de dot. On peut se demander avec P.-G. Castex : « Est-il concevable qu’ Augustine, la cadette, reçoive le double ? Et qu’elle puisse s’attendre à recueillir un jour « quelques centaines de milliers de francs » alors que cinquante mille autres écus seulement, soit cent cinquante mille francs, ont été promis au futur époux de Virginie ? A moins d’admettre qu’une dot et des espérances plus élevées doivent compenser pour le ménage Sommervieux l’attribution du fonds de commerce au ménage Lebas. Mais rien dans le texte ne permet d’étayer cette hypothèse et il est plus légitime de penser qu’une fois encore Balzac, se corrigeant, a introduit dans le récit une incohérence » (Lov .A378, folio 224-225).de ta dot on n’achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre, sarpejeu ! le plus longtemps possible. J’ai donc attiré ton prétendu dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecoq n’a pas eu grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens avec sa femme. J’aurai l’œil au contrat pour bien faire stipuler les donations qu’il se propose de te constituer. Allons, mon enfant, j’espère être grand-père, sarpejeu  ! je veux m’occuper déjà de mes petits-enfants : jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait d’argent que par mon conseil[148]Une phrase terrible quand on connaît l’affreuse histoire de Laurence. De quel poids sinistre ont pesé sur la malheureuse sœur de Balzac de telles signatures données sans le consentement de sa mère ! Le drame est né de là. Dès la première signature, Mme Balzac réagit avec une violence inouïe » tu dois sentir tout le noir de cette conduite.  » écrit-elle à Laure. Elle rompt avec sa fille : « je ne veux ni la voir ni lui écrire.  »Elle refusera d’aller aux couches de Laurence : « je ne suis plus maîtresse de l’aimer  », au baptême de son enfant : « si je suis grand mère de fait je ne le suis pas de cœur. » Elle interdira aux siens de la voir. Laurence, déjà atteinte, écrira à sa sœur : « J’ai été malade pendant trois mois personne n’est venu me voir une seule fois[….] il n’y a que le petit Henri qui malgré la défense de maman est souvent passé m’embrasser. » Quelle lourde charge pour le cœur de Balzac si, sa sœur morte, il a lu les lettres (Lov. A381 folio 102-103 et 119-120 ; A378, folio 232-233) ; et si j’allais trouver trop tôt le père Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère. Promets-le-moi.

– Oui, mon père, je vous le jure.

À ces mots prononcés d’une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume.

Quelques mois après ce mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux mariages bien différents. Augustine et Théodore s’y présentèrent dans tout l’éclat du bonheur, les yeux pleins d’amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage[149]Aux temps de Balzac, cette expression était idiomatique et il était d’usage de l’utiliser ainsi ou à sa convenance « équipage brillant » (Ch.-J. Panckoucke, Le Grand Vocabulaire François, Paris : Société de gens des lettres, 1767.). On retrouve cette même expression dans l’œuvre Annette de Balzac : « Un brillant équipage aux chevaux gris pommelés, couverts d’écume. »(H. de Balzac, Annette, t. 1, 1824, p. 71). Annette et Le Criminel est un des derniers romans de jeunesse de Balzac. Il sera publié en 1824 sous le pseudonyme de Horace de Saint Aubin et sera publié une seconde fois en 1840 sous le titre Argow Le Pirate.. Venue dans un bon remise[150]« Voitures à quatre places, sans numéro, qui se loue ordinairement par jour ou par mois », selon le Dictionnaire de l’Académie de 1835 avec sa famille, Virginie, appuyée sur le bras de son père[151]Jusqu’à l’édition Furne, Balzac avait égratigné le protocole : Virginie allait à l’autel de Saint-Leu au bras de Joseph Lebas., suivait sa jeune sœur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s’était donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l’église que Virginie fût mariée avant Augustine  ; mais il eut la douleur de voir le haut et le bas clergé s’adresser en toute circonstance à la plus élégante des mariées[152]Balzac donnera d’autres exemples de prêtres intéressés ou dédaigneux envers les petites gens : Ginevra et Luigi seront mariés « à la hâte » dans La Vendetta ; dans Le Père Goriot, Rastignac aura à proportionner à sa bourse les petits devoirs qu’un prêtre doit rendre à Goriot mort. Dans L’Assommoir, en 1876, Zola ne donnera pas une image bien différente d’un mariage de pauvres, où un prêtre » dépêcha sa messe, mangeant les phrases latines, se touchant, se baissant, élargissant les bras, en hâte » : « il semblait les unir au milieu d’un déménagement, pendant une abscence du bon Dieu, entre deux messes sérieuses ».. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie qui faisait, disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au quartier ; tandis qu’ils lancèrent quelques brocards suggérés par l’envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble ; ils ajoutèrent avec une sorte d’effroi que, si les Guillaume avaient de l’ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d’éventails ayant dit que ce mange-tout-là l’aurait bientôt mise sur la paille, le père Guillaume s’applaudit in petto de sa prudence dans les conventions matrimoniales. Le soir, après un bal somptueux, suivi d’un de ces soupers plantureux dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente, monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du Colombier[153]Partie de l’actuelle rue Jacob située entre les rues de Seine et Saint-Benoît. Conduisant au Pré-aux-Clercs, elle s’était nommé chemin aux Clercs, puis rue du Pré-aux-Clercs en 1585, enfin rue du Colombier d’après un colombier de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés que longeait cette rue. Balzac l’avait bien connue : elle était parallèle à la rue des Marais-Saint-Germain où se trouvait son imprimerie, et les jardins de certains hôtels de la rue du Colombier s’étendaient jusqu’aux maisons de sa rue. où la noce avait eu lieu, monsieur et madame Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis pour y diriger la nauf[154]Forme vieillie du mot « nef »(vaisseau) ; Balzac oppose ainsi nettement le magasin, signe du passé mais aussi de la sagesse financière, au monde déraisonnable dans lequel Sommervieux entraîne sa femme. du Chat-qui-pelote, l’artiste ivre de bonheur prit entre ses bras sa chère Augustine, l’enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères[155]L’actuelle rue des Trois-Frères n’a aucun point en commun, pas même l’origine de son nom, avec la rue où Sommervieux s’était installé sous l’Empire. Cette dernière, percée en 1777-1781 entre les actuelles rue de la Victoire et Saint-Lazare, devait son nom à l’avocat Magny de Maisonneuve et à ses deux frères, propriétaires des terrains sur lesquels elle fut ouverte. Elle devint en 1853 une partie de l’actuelle rue Taitbout. A l’époque où Balzac écrivait Gloire et Malheur, un peintre célèbre habitait rue des Trois-Frères, au n°7 : Isabey., et la porta dans un appartement que tous les arts avaient embelli.

La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune ménage près d’une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer l’azur du ciel sous lequel ils vivaient[156]Cette incorrection (reprise d’un nom singulier par un pronom pluriel) est assez fréquente chez Balzac.. Pour ces deux amants, l’existence n’eut rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d’incroyables fioriture[157] Le substantif, donné en italique, est un néologisme forgé sur l’italien fioritura, désignant l’ornementation virtuose du chant. Balzac l’emploie au sens de variations improvisées. de plaisir, il se plaisait à varier les emportements de la passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si haut dans l’extase qu’elles semblent y oublier l’union corporelle[158]L’extase, apothéose spirituelle où l’âme se libère du corps, constitue un motif courant de la transe mystique. Cette notion essentiellement religieuse du transport sacré, exclue traditionnellement les appétits charnels et s’oppose à la transe du plaisir sexuel. Dans son Traité de l’amour de Dieu (1616), François de Sales distingue ainsi deux mouvements contraires de l’extase, qui pourrait être échappée ascensionnelle ou descendante: d’une part, mouvement d’élévation provoqué par la hauteur du sentiment religieux ou de la pensée philosophique; d’autre part, abaissement de l’âme au-dessous d’elle-même dans l’avilissement de l’extase physique. Balzac, loin d’opposer union corporelle et élévation de l’âme, fait des moments d’oubli du corps une variation des plaisirs de l’amour, alternant avec les « emportements de la passion ». Ce sont à la fois les sens et l’esprit qui permettent conjointement aux âmes de se voir « lancées si haut dans l’extase ».. Incapable de réfléchir, l’heureuse Augustine se prêtait à l’allure onduleuse de son bonheur : elle ne croyait pas faire encore assez en se livrant toute à l’amour permis et saint du mariage ; simple et naïve, elle ne connaissait d’ailleurs ni la coquetterie des refus, ni l’Empire qu’une jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d’adroits caprices ; elle aimait trop pour calculer l’avenir[159]Quelques années plus tard, Balzac notera encore cette « simple et naïve » caractéristique du sentiment authentique: « Le véritable amour ne calcule rien » (Le Lys dans la vallée, 1836), et n’imaginait pas qu’une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d’être alors tous les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la félicité de l’amour l’avait rendue si brillante, que sa beauté lui inspira de l’orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de Sommervieux. Ainsi son état de femme ne lui apporta d’autres enseignements que ceux de l’amour. Au sein de ce bonheur, elle resta l’ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne pensa point à prendre les manières, l’instruction, le ton du monde dans lequel elle devait vivre[160]La bourgeoisie apparaît ici comme l’enfance de l’aristocratie. Le processus de maturation échoue fatalement chez l’enfant qu’Augustine est vouée à rester. La différence d’âge qui la sépare de la duchesse de Carigliano traduit leur écart psychologique: l’aînée et supérieure sociale possède naturellement l’avantage de cet instinct de survie que Balzac prête aux femmes, mais qui fait défaut à « l’ignorante petite fille »: « La femme possède mieux que nous l’art d’analyser les doux sentiments humains dont elle s’arme contre nous ou dont elle est victime. Elles ont l’instinct de l’amour, parce qu’il est toute leur vie, et de la jalousie, parce que c’est à peu près le seul moyen qu’elles ont de nous gouverner. Chez elles, la jalousie est un sentiment vrai, il est produit par l’instinct de la conservation; il renferme l’alternative de vivre ou de mourir » (Physiologie du mariage, 1829). Ses paroles étant des paroles d’amour, elle y déployait bien une sorte de souplesse d’esprit et une certaine délicatesse d’expression ; mais elle se servait du langage commun à toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans la passion qui semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui finissent par fatiguer s’il ne se corrige pas. Malgré tant d’amour, à l’expiration de cette année aussi charmante que rapide, Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était d’ailleurs enceinte. Il revit ses amis. Pendant les longues souffrances de l’année où, pour la première fois, une jeune femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur ; mais parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde. La maison où il allait le plus volontiers fut celle de la duchesse de Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste. Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde[161]Balzac écrivait déjà dans la Physiologie du mariage: « Une femme occupée à mettre au monde et à nourrir un marmot est, avant et après sa couche, hors d’état de se présenter dans le monde »., Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d’amour-propre que nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d’envie et d’admiration. Parcourir les salons en s’y montrant avec l’éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par les femmes, fut pour Augustine une nouvelle moisson de plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal[162]En 1841, Balzac détaillera encore l’effet des succès mondains sur l’amour-propre: « Ce triomphe enivre l’orgueil, la vanité, l’amour-propre, enfin tous les sentiments du moi. Cette perpétuelle divinisation grise si violemment, que je ne m’étonne plus de voir les femmes devenir égoïstes, oublieuses et légères au milieu de cette fête  » (Mémoires de deux jeunes mariées, 1841). Notons qu’Augustine, bien que sensible aux plaisirs de la vanité, ne parvient pas à les faire perdurer en devenant une mondaine accomplie, « égoïste, oublieuse et légère  ». La nature bourgeoise de la jeune fille fait barrage à cet autre apanage de l’aristocratie.. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées. Dompté pendant près de deux ans et demi par les premiers emportements de l’amour, le caractère de Sommervieux reprit, avec la tranquillité d’une possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées de leur cours. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de l’imagination possèdent sur les esprits élevés des droits imprescriptibles. Ces besoins d’une âme forte n’avaient pas été trompés chez Théodore pendant ces deux années, ils avaient trouvé seulement une pâture nouvelle. Quand les champs de l’amour furent parcourus, quand l’artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bluets[163] Graphie vieillie de « bleuet », davantage usité aujourd’hui. avec une telle avidité qu’il ne s’apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les croquis de ses plus belles compositions, il l’entendait s’écrier comme eût fait le père Guillaume  : – C’est bien joli ! Cette admiration sans chaleur ne provenait pas d’un sentiment consciencieux, mais de la croyance sur parole de l’amour. Augustine préférait un regard au plus beau tableau. Le seul sublime qu’elle connût était celui du cœur[164]Cette naïveté de l’amour apparaît comme une nouvelle lacune, si l’on songe à la nécessité, pour Balzac, de joindre ardeur des sens, raffinement du sentiment et élévation du goût. La correspondance de l’auteur exprime assez cette ambition totalisatrice d’un sublime amoureux, spirituel et poétique: « Pour que l’expression (littéraire, entendons-nous) de l’amour devienne une œuvre d’art, et sublime, car en ceci le sublime seul est supportable, l’amour qui se peint lui-même doit être complet; il doit se peindre dans sa triple forme: la tête, le cœur et le corps, être un amour divin et sensuel à la fois, exprimé avec esprit, avec poésie. […] L’amour est par lui-même un drame sublime et pathétique  » (Lettre à Mme Hanska, citée par Pierre Laubriet dans L’Intelligence de l’art chez Balzac : d’une esthétique balzacienne, op. cit.71, p. 345).. Enfin, Théodore ne put se refuser à l’évidence d’une vérité cruelle : sa femme n’était pas sensible à la poésie, elle n’habitait pas sa sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs ; elle marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu’il avait la tête dans les cieux[165]Cette dichotomie entre mari et femme n’est guère éloignée de la distinction des sexes présentée par Platon dans son mythe de l’androgyne : « le mâle tir[ant] son origine du soleil, la femelle de la terre, l’espèce mixte de la lune, qui participe de l’un et de l’autre » (Platon, Le Banquet). Dans l’essai Des artistes, écrit peu après Gloire et malheur, la figure de l’artiste réalise cette synthèse sous la plume de Balzac : « Il marche la tête dans le ciel et les pieds sur cette terre ». (H. de Balzac, « Des artistes  », [dans :] Silhouette, 1830, citation abordée dans les notes du GF.). Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances renaissantes de l’être qui, uni à un autre par le plus intime de tous les sentiments, est obligé de refouler sans cesse les plus chères expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images qu’une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est d’autant plus cruel, que le sentiment qu’il porte à son compagnon ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l’un à l’autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les épanchements de l’âme. On ne trompe pas impunément les volontés de la nature : elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une sorte de nature sociale. Sommervieux se réfugia dans le calme et le silence de son atelier, en espérant que l’habitude de vivre avec des artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient préexistants chez tous les êtres ; mais Augustine était trop sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes[166]Après avoir cru pouvoir transgresser «impunément» les lois naturelles de l’ordre social, Théodore et Augustine se heurtent donc aux cloisons étanches de cette «nature sociale» que Balzac assimile à la Nécessité, et que Max Andréolianalyse en ces termes: «Quand Augustine entrevoit «les défauts de contact» qui empêchent «l’union complète de son âme avec celle de Théodore», elle ne peut, malgré tous ses efforts, parvenir à pénétrer dans la sphère supérieure où habite son époux: il est trop tard pour briser le mur des préjugés religieux et des habitudes mesquines qui l’isolent bien plus sûrement de Théodore que les barreaux de fer du Chat-qui-pelote ». (M. Andréoli, « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote. Ébauche d’une lecture totale », [dans :] L’Année balzacienne, Presses Universitaires de France, 1972, nr 13, p. 66.). Au premier dîner que donna Théodore, elle entendit un jeune peintre disant avec cette enfantine légèreté qu’elle ne sut pas reconnaître et qui absout une plaisanterie de toute irréligion : – Mais, madame, votre paradis n’est pas plus beau que la Transfiguration de Raphaël ? Eh ! bien, je me suis lassé de la regarder[167]Cette œuvre du maître italien, exposée au musée du Vatican depuis 1815, était encore visible au Louvre à l’époque où se déroule l’action (vers 1814). La référence à l’actualité est donc rigoureusement exacte.. Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de défiance qui n’échappait à personne, elle gêna. Les artistes gênés sont impitoyables : ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre autres ridicules, celui d’outrer la dignité qui lui semblait l’apanage d’une femme mariée ; et quoiqu’elle s’en fût souvent moquée, Augustine ne sut pas se défendre d’une légère imitation de la pruderie maternelle. Cette exagération de pudeur, que n’évitent pas toujours les femmes vertueuses, suggéra quelques épigrammes à coups de crayon dont l’innocent badinage était de trop bon goût pour que Sommervieux pût s’en fâcher. Ces plaisanteries eussent été même plus cruelles, elles n’étaient après tout que des représailles exercées sur lui par ses amis. Mais rien ne pouvait être léger pour une âme qui recevait aussi facilement que celle de Théodore des impressions étrangères. Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu’en croissant. Pour arriver au bonheur conjugal, il faut gravir une montagne dont l’étroit plateau est bien près d’un revers aussi rapide que glissant, et l’amour du peintre le descendait. Il jugea sa femme incapable d’apprécier les considérations morales qui justifiaient, à ses propres yeux, la singularité de ses manières envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant des pensées qu’elle ne comprenait pas et des écarts peu justifiables au tribunal d’une conscience bourgeoise. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. Ces sentiments secrets mirent entre les deux époux un voile qui devait s’épaissir de jour en jour. Sans que son mari manquât d’égards envers elle, Augustine ne pouvait s’empêcher de trembler en lui voyant réserver pour le monde les trésors d’esprit et de grâce qu’il venait jadis mettre à ses pieds[168]Ce retournement dans l’objet des séductions de Théodore contient un enjeu de taille, qui illustre et scelle la scission entre les deux protagonistes. Pour l’auteur du Traité de la vie élégante, esprit et grâce vont de pair et s’accomplissent dans le monde: « La vie élégante n’exclut ni la pensée, ni la science; elle les consacre. Elle ne doit pas apprendre seulement à jouir du temps, mais à l’employer dans un ordre d’idées extrêmement élevé.  » (H. de Balzac, Traité de la vie élégante, [dans :] CH, t. XII, 1990, p. 247.). Bientôt, elle interpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l’inconstance des hommes. Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches. Trois ans après son mariage, cette femme jeune et jolie qui passait si brillante dans son brillant équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insouciants et incapables d’apprécier justement les situations de la vie, fut en proie à de violents chagrins ; ses couleurs pâlirent, elle réfléchit, elle compara ; puis, le malheur lui déroula les premiers textes de l’expérience. Elle résolut de rester courageusement dans le cercle de ses devoirs, en espérant que cette conduite généreuse lui ferait recouvrer tôt ou tard l’amour de son mari ; mais il n’en fut pas ainsi. Quand Sommervieux, fatigué de travail, sortait de son atelier, Augustine ne cachait pas si promptement son ouvrage, que le peintre ne put apercevoir sa femme raccommodant avec toute la minutie d’une bonne ménagère le linge de la maison et le sien. Elle fournissait, avec générosité, sans murmure, l’argent nécessaire aux prodigalités de son mari ; mais, dans le désir de conserver la fortune de son cher Théodore, elle se montrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l’administration domestique. Cette conduite est incompatible avec le laisser-aller[169]Balzac a écrit « laissez-aller » et tenait à cette graphie, aujourd’hui tombée en désuétude. Lors des corrections de La Femme supérieur (Les Employés), il eut des démêlés à ce sujet avec ses typographes et, après plusieurs rectifications de part et d’autre, finit par écrire en marge du Bon à tirer : « La véritable orthographe est laissez-aller » ([Manuscrit de :] La Femme supérieure, Bibliothèque Nationale, Mss. N.A.F 6901, f° 143.) des artistes qui, sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie, qu’ils ne se demandent jamais la raison de leur ruine. Il est inutile de marquer chacune des dégradations de couleur par lesquelles la teinte brillante de leur lune de miel s’éteignit et les mit dans une profonde obscurité. Un soir, la triste Augustine, qui depuis longtemps entendait son mari parlant avec enthousiasme de madame la duchesse de Carigliano[170]C’est ici la première apparition d’un personnage récurrent de La Comédie humaine. Elle apparaît dans plusieurs autres romans, notamment Le Père Goriot (1835) et Le Député d’Arcis (1854)., reçut d’une amie quelques avis méchamment charitables sur la nature de l’attachement qu’avait conçu Sommervieux pour cette célèbre coquette de la cour impériale. À vingt et un ans, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentant malheureuse au milieu du monde et de ses fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne comprit plus rien à l’admiration qu’elle y excitait, ni à l’envie qu’elle inspirait. Sa figure prit une nouvelle expression. La mélancolie versa dans ses traits la douceur de la résignation et la pâleur d’un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être courtisée par les hommes les plus séduisants  ; mais elle resta solitaire et vertueuse. Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui, par suite des mesquineries de son éducation, empêchaient l’union complète de son âme avec celle de Théodore : elle eut assez d’amour pour l’absoudre et pour se condamner. Elle pleura des larmes de sang[171]L’expression s’emploie pour exprimer un violent chagrin. Elle est proche de ce que dit l’Évangile de la sueur du Christ lors de son agonie, semblable à des gouttes de sang tombant à terre (Luc, 22, 44)., et reconnut trop tard qu’il est des mésalliances d’esprit aussi bien que des mésalliances de mœurs et de rang[172]Le malheur d’Augustine est l’illustration de théories énoncées dans la Physiologie du mariage : « L’amour est l’accord du besoin et du sentiment, le bonheur en mariage résulte d’une parfaite entente des âmes entre les époux » ou encore : « Unissez une belle intelligence à une intelligence manquée, vous préparez un malheur ; car il faut que l’équilibre se retrouve en tout. ».. En songeant aux délices printanières de son union, elle comprit l’étendue du bonheur passé, et convint en elle-même qu’une si riche moisson d’amour était une vie entière qui ne pouvait se payer que par du malheur[173]Cette phrase est une addition tardive au texte qui fait référence au premier titre de la nouvelle.. Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. Aussi osa-t-elle entreprendre à vingt et un ans de s’instruire et de rendre son imagination au moins digne de celle qu’elle admirait. – Si je ne suis pas poète, se disait-elle, au moins je comprendrai la poésie. Et déployant alors cette force de volonté, cette énergie que les femmes possèdent toutes quand elles aiment, madame de Sommervieux tenta de changer son caractère, ses mœurs et ses habitudes ; mais en dévorant des volumes, en apprenant avec courage, elle ne réussit qu’à devenir moins ignorante. La légèreté de l’esprit et les grâces de la conversation sont un don de la nature ou le fruit d’une éducation commencée au berceau. Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. Elle comprit la littérature et les beautés de la poésie, mais il était trop tard pour en orner sa rebelle mémoire. Elle entendait avec plaisir les entretiens du monde, mais elle n’y fournissait rien de brillant. Ses idées religieuses et ses préjugés d’enfance s’opposèrent à la complète émancipation de son intelligence. Enfin, il s’était glissé contre elle, dans l’âme de Théodore, une prévention qu’elle ne put vaincre. L’artiste se moquait de ceux qui lui vantaient sa femme, et ses plaisanteries étaient assez fondées : il imposait tellement à cette jeune et touchante créature, qu’en sa présence, ou en tête-à-tête, elle tremblait. Embarrassée par son trop grand désir de plaire, elle sentait son esprit et ses connaissances s’évanouir dans un seul sentiment. La fidélité d’Augustine déplut même à cet infidèle mari, qui semblait l’engager à commettre des fautes en taxant sa vertu d’insensibilité. Augustine s’efforça en vain d’abdiquer sa raison, de se plier aux caprices, aux fantaisies de son mari, et de se vouer à l’égoïsme de sa vanité ; elle ne recueillit point le fruit de ces sacrifices. Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre. Un jour le cœur trop sensible de la jeune épouse reçut un de ces coups qui font si fortement plier les liens du sentiment, qu’on peut les croire rompus. Elle s’isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra d’aller chercher des consolations et des conseils au sein de sa famille.

Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de l’humble et silencieuse maison où s’était écoulée son enfance. Elle soupira en revoyant cette croisée d’où, un jour, elle avait envoyé un premier baiser à celui qui répandait aujourd’hui sur sa vie autant de gloire que de malheur[174]Explication du titre primitif, Gloire et malheur, qui inspire à P.-G. Castex la conclusion de son étude de ce récit : « Augustine est morte jeune et après avoir beaucoup souffert ; mais avant de souffrir, elle a vécu ; son amour a donné un sens à son existence, et c’est peut-être elle qui a raison, contre la Raison. Ainsi, dans cette nouvelle réaliste où de bons bourgeois de Paris sont décrits tels qu’ils sont, avec leurs défauts, mais aussi avec leurs mérites, se devine la protestation d’un homme qui oppose à la morne prudence d’une sagesse terre à terre les élans aventureux de la passion romantique. » Il ajoute cette notation importante : « On pourrait croire, en lisant les Mémoires de deux jeunes mariées, que la pensée de Balzac s’est embourgeoisée en mûrissant. Il garde cependant sa sympathie pour les imprudences de la passion. M. Roger Pierrot cite cette déclaration significative dans une lettre à Georges Sand, dédicataire de ces Mémoires : ‘J’aimerais mieux être tué par Louise que de vivre longtemps avec Renée’ » (p. 17).. Rien n’était changé dans l’antre où se rajeunissait cependant le commerce de la draperie. La sœur d’Augustine occupait au comptoir antique la place de sa mère. La jeune affligée rencontra son beau-frère la plume derrière l’oreille, elle fut à peine écoutée, tant il avait l’air affairé ; les redoutables signaux d’un inventaire général se faisaient autour de lui ; aussi la quitta-t-il en la priant d’excuser. Elle fut reçue assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta quelque rancune. En effet, Augustine, brillante et descendant d’un joli équipage, n’était jamais venue voir sa sœur qu’en passant. La femme du prudent Lebas s’imagina que l’argent était la cause première de cette visite matinale, elle essaya de se maintenir sur un ton de réserve qui fit sourire plus d’une fois Augustine. La femme du peintre vit que, sauf les barbes au bonnet[175]Ce mot, absent en ce sens des dictionnaires courants actuels, désigne une sorte de franges de dentelle – c’est, à l’époque où se situe l’intrigue, un élément de costume passé de mode., sa mère avait trouvé dans Virginie un successeur qui conservait l’antique honneur du Chat-qui-pelote. Au déjeuner, elle aperçut, dans le régime de la maison, certains changements qui faisaient honneur au bon sens de Joseph Lebas : les commis ne se levèrent pas au dessert, on leur laissait la faculté de parler, et l’abondance de la table annonçait une aisance sans luxe. La jeune élégante trouva les coupons d’une loge aux Français[176]Il s’agit de billet pour la Comédie-Française. Le mot « coupon » est à l’époque courant pour désigner les billets de théâtre pris à l’avance. Les commerçants parisien allaient plus volontiers dans les théâtres populaires (c’est d’ailleurs aux Variétés que s’étaient rendus les Guillaume pour fêter la fin de l’inventaire). où elle se souvint d’avoir vu sa sœur de loin en loin. Madame Lebas avait sur les épaules un cachemire dont la magnificence attestait la générosité avec laquelle son mari s’occupait d’elle. Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. Augustine fut bientôt pénétrée d’attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce couple convenablement assorti. Ils avaient accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s’agissait de faire avant tout, honneur à ses affaires. En ne rencontrant pas dans son mari un amour excessif, la femme s’était appliquée à le faire naître. Insensiblement amené à estimer, à chérir Virginie, le temps que le bonheur mit à éclore fut, pour Joseph Lebas et pour sa femme, un gage de durée. Aussi, lorsque la plaintive Augustine exposa sa situation douloureuse, eût-elle[177]Coquille du Furne : « eut-elle » à essuyer le déluge de lieux communs que la morale de la rue Saint-Denis fournissait à sa sœur.

– Le mal est fait, ma femme, dit Joseph Lebas, il faut chercher à donner de bons conseils à notre sœur. Puis, l’habile négociant analysa lourdement les ressources que les lois et les mœurs pouvaient offrir à Augustine pour sortir de cette crise ; il en numérota pour ainsi dire les considérations, les rangea par leur force dans des espèces de catégories, comme s’il se fût agi de marchandises de diverses qualités ; puis il les mit en balance, les pesa, et conclut en développant la nécessité où était sa belle-sœur de prendre un parti violent qui ne satisfit point l’amour qu’elle ressentait encore pour son mari ; aussi ce sentiment se réveilla-t-il dans toute sa force quand elle entendit Joseph Lebas parlant de voies judiciaires. Augustine remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise qu’elle ne l’était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors à l’antique hôtel de la rue du Colombier[178]Le travail de Jeanine Guichardet Balzac : ‘archéologue’ de Paris montre que cette rue n’est pas très éloignée de la rue St-Denis. (op. cit.9), dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère, car elle ressemblait à ces malades arrivés à un état désespéré qui essaient de toutes les recettes et se confient même aux remèdes de bonne femme. Les deux vieillards reçurent leur fille avec une effusion de sentiment qui l’attendrit. Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans but et sans boussole. Assis au coin de leur feu, ils se racontaient l’un à l’autre tous les désastres du Maximum[179]La loi du Maximum (2 mai 1793) avait fixé autoritairement les prix des denrées pour empêcher les commerçants de s’enrichir., leurs anciennes acquisitions de draps, la manière dont ils avaient évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre faillite Lecocq, la bataille de Marengo[180] La bataille de Marengo s’est déroulée en juin 1800, Napoléon Bonaparte y a frôlé la débâcle. Cette bataille est devenue le type même de la bataille gagnée par un brusque retournement de situation. du père Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les vieux procès, ils récapitulaient les additions de leurs inventaires les plus productifs, et se narraient encore les vieilles histoires du quartier Saint-Denis. À deux heures, le père Guillaume allait donner un coup d’œil à l’établissement du Chat-qui-pelote ; en revenant, il s’arrêtait à toutes les boutiques, autrefois ses rivales, et dont les jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux négociant dans quelque escompte aventureux que, selon sa coutume, il ne refusait jamais positivement. Deux bons chevaux normands mouraient de gras-fondu[181] Le gras-fondu est une maladie inflammatoire du cheval que Balzac attribue à l’inaction alors qu’elle est causée par l’excès de travail ou la chaleur ; plus généralement le mot peut également désigner, un embonpoint excessif et pathologique. dans l’écurie de l’hôtel, madame Guillaume ne s’en servait que pour se faire traîner tous les dimanches à la grand-messe de sa paroisse. Trois fois par semaine ce respectable couple tenait table ouverte. Grâce à l’influence de son gendre Sommervieux, le père Guillaume avait été nommé membre du comité consultatif pour l’habillement des troupes[182]Ce comité dépendait du ministère de la Guerre. Guillaume poursuit une carrière logique dans les fournitures d’État, puisque déjà, du temps de son activité, il habillait la garde impériale.. Depuis que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans l’administration, madame Guillaume avait pris la détermination de représenter : ses appartements étaient encombrés de tant d’ornements d’or et d’argent, et de meubles sans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle. L’économie et la prodigalité semblaient se disputer dans chacun des accessoires de cet hôtel. L’on eût dit que monsieur Guillaume avait eu en vue de faire un placement d’argent jusque dans l’acquisition d’un flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse accusait le désœuvrement des deux époux, le célèbre tableau deSommervieux avait obtenu la place d’honneur, et faisait la consolation de monsieur et de madame Guillaume qui tournaient vingt fois par jour leurs yeux harnachés de bésicles[183] Premières lunettes à se porter sur le nez. vers cette image de leur ancienne existence, pour eux si active et si amusante. L’aspect de cet hôtel et de ces appartements où tout avait une senteur de vieillesse et de médiocrité, le spectacle donné par ces deux êtres qui semblaient échoués sur un rocher d’or loin du monde et des idées qui font vivre, surprirent Augustine ; elle contemplait en ce moment la seconde partie du tableau[184] « Cette confrontation picturale avec son propre passé ou mieux son milieu d’origine est à ce point de la nouvelle assez révélatrice de son état d’âme. Ses parents voient ainsi se confirmer leurs préjugés vis-à-vis des artistes ou, pour être plus précis, des peintres », écrit Willi Jung dans « Effet des tableaux » (op. cit.68) dont le commencement l’avait frappée chez Joseph Lebas, celui d’une vie agitée quoique sans mouvement, espèce d’existence mécanique et instinctive semblable à celle des castors ; elle eut alors je ne sais quel orgueil de ses chagrins, en pensant qu’ils prenaient leur source dans un bonheur de dix-huit mois qui valait à ses yeux mille existences comme celle dont le vide lui semblait horrible. Cependant elle cacha ce sentiment peu charitable, et déploya pour ses vieux parents, les grâces nouvelles de son esprit, les coquetteries de tendresse que l’amour lui avait révélées, et les disposa favorablement à écouter ses doléances matrimoniales. Les vieilles gens ont un faible pour ces sortes de confidences. Madame Guillaume voulut être instruite des plus légers détails de cette vie étrange qui, pour elle, avait quelque chose de fabuleux. Les voyages du baron de La Hontan[185]Récits assez extravagants de voyages pourtant réellement effectués au Canada par La Hontan au début du XVIIe siècle ; ils furent publiés à La Haye en 1703 sous le titre : Nouveau voyage en Amérique septentrionale, comprenant plusieurs relations des différents peuples qui l’habitent… assortis d’une suite publiée par Gueudeville à Amsterdam en 1704 et intitulée : Suite du voyage de l’Amérique ou Dialogue de M. le baron de La Hontan et d’un sauvage de l’Amérique., qu’elle commençait toujours sans jamais les achever, ne lui apprirent rien de plus inouï sur les sauvages du Canada.

– Comment, mon enfant, ton mari s’enferme avec des femmes nues, et tu as la simplicité de croire qu’il les dessine ?

À cette exclamation, la grand-mère posa ses lunettes sur une petite travailleuse, secoua ses jupons et plaça ses mains jointes sur ses genoux élevés par une chaufferette, son piédestal favori.

– Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés d’avoir des modèles.

– Il s’est bien gardé de nous dire tout cela quand il t’a demandée en mariage. Si je l’avais su, je n’aurais pas donné ma fille à un homme qui fait un pareil métier. La religion défend ces horreurs-là, ça n’est pas moral. À quelle heure nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui ?

– Mais à une heure, deux heures…

Les deux époux se regardèrent dans un profond étonnement.

– Il joue donc ? dit monsieur Guillaume. Il n’y avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard[186]Écho des réactions des parents de Laurence contre Montzaigle : « le mari a continué à se conduire en garçon, toujours à la chasse, rentrant à trois, quatre heures du matin », « il joue… il est toujours en plaisir ». (Lov. A 380, f0 23 ; A 381, f08 104-108 ?).

Augustine fit une petite moue qui repoussait cette accusation.

– Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non, tu te couches, n’est-ce pas ? Et quand il a perdu, le monstre te réveille.

– Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très gai. Assez souvent même, quand il fait beau, il me propose de me lever pour aller dans les bois.

– Dans les bois, à ces heures-là ? Tu as donc un bien petit appartement qu’il n’a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi courir pour… Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un commerce tranquille, galopant ainsi comme un loup-garou ?

– Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas que, pour développer son talent, il a besoin d’exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui…

– Ah ! je lui en ferais de belles, des scènes, moi, s’écria madame Guillaume en interrompant sa fille. Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil ? D’abord, je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau. Ça n’est pas sain[187]Comme le remarque Pierre Laubriet dans L’intelligence de l’art chez Balzac : d’une esthétique balzacienne : « Du moins n’est-ce pas selon ses normes personnelles de la santé ; il est, selon son mot « original ». Louise de Macumerreconnait aussi volontiers cette bizarrerie des génies et admet que le commun puisse les croirevolages comme le fait Guillaume, mais elle l’explique ainsi à son amie Renée : « Les écrivains, les artistes, tous ceux qui n’existent que par la pensée sont assez généralement taxés d’inconstance par les gens positifs. Ils épousent et conçoivent tant de caprices, qu’il est naturel de croire que la tête réagisse sur le cœur ». (P. Laubriet, op. cit.71 ; citation de : Mémoires de deux jeunes mariés, 1841.). Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent[188]Dans Physiologie du mariage, Balzac écrit « Ô Lord Byron, toi qui ne voulais pas voir les femmes mangeant !…  », ou encore : « les plaisirs, les idées et la morale d’un lord Byron ne doivent pas être ceux d’un bonnetier » (voir : La Comédie Humaine, Pléiade, t. XI, p. 1031 ; p. 1023.) ? Quel singulier genre ! Mais c’est un fou[189]Balzac écrit dans son article sur les artistes que, pour le public incapable de le comprendre, l’artiste « doit paraître déraisonner fort souvent ». Aux yeux des sots, ajoute-t-il, l’homme de talent « a tous les symptômes de la folie ».. Tout ce que tu nous en as dit n’est pas possible. Un homme ne peut pas partir de sa maison sans souffler mot et ne revenir que dix jours après. Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer, est-ce qu’on peint la mer[190]Cela se faisait depuis longtemps : Joseph Vernet avait exposé une Vue du port de Dieppe au Salon de 1765. Mais plus près de Gloire et malheur, Goureau avait peint une Vue de Dieppe assez estimable pour figurer dans la collection Delessert. La vogue de Dieppe était très récente quand Balzac écrivit son récit : « Mme la duchesse de Berry a vraiment du mérite à avoir mis à la mode les bains de mer de Dieppe, dont la plage est hérissée de cailloux », écrivait Castellane le 10 juin 1829. (B. de Castellane, Journal du Maréchal Castellane, t. II, 1895, p. 202.) ? Il te fait des contes à dormir debout.

Augustine ouvrit la bouche pour défendre son mari ; mais madame Guillaume lui imposa silence par un geste de main auquel un reste d’habitude la fit obéir, et sa mère s’écria d’un ton sec : – Tiens, ne me parle pas de cet homme-là ! il n’a jamais mis le pied dans une église que pour te voir et t’épouser. Les gens sans religion sont capables de tout. Est-ce que Guillaume s’est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pie borgne ?

– Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. S’ils avaient des idées semblables à celles des autres, ce ne seraient plus des gens à talent.[191]Encore dans son article sur Des Artistes, Balzac écrit : « L’histoire de l’esprit humain est unanime sur la répulsion vive, sur la révolte qu’excitent les nouvelles découvertes, les vérités et les principes les plus influents sur la destinée de l’humanité. La masse des sots qui occupe le haut du pavé décrète qu’il y a des vérités nuisibles, comme si la révélation d’une idée neuve n’était pas dans son plan comme un bien invisible à nos faibles yeux… Alors, toute la colère des passions tombe sur l’artiste, sur le créateur, sur l’instrument  ».

– Eh bien ! que les gens à talent restent chez eux et ne se marient pas. Comment ! un homme à talent rendra sa femme malheureuse ! et parce qu’il a du talent, ce sera bien ? Talent, talent ! Il n’y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à battre du tambour chez soi, à ne jamais vous laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une femme de ne pas s’amuser avant que les idées de monsieur ne soient gaies ; d’être triste, dès qu’il est triste.

– Mais, ma mère, le propre de ces imaginations-là…

– Qu’est-ce que c’est que ces imaginations-là ? reprit madame Guillaume en interrompant encore sa fille. Il en a de belles, ma foi ! Qu’est-ce qu’un homme auquel il prend tout à coup, sans consulter de médecin, la fantaisie de ne manger que des légumes  ? Encore, si c’était par religion, sa diète lui servirait à quelque chose ; mais il n’en a pas plus qu’un huguenot[192]Pour Mme Guillaume, il n’y a pas de différence entre protestant et athée.. A-t-on jamais vu un homme aimer, comme lui, les chevaux plus qu’il n’aime son prochain, se faire friser les cheveux comme un païen, coucher des statues sous de la mousseline[193]La mousseline, qui revient dans le récit à quatre reprises, est un détail qui peut facilement échapper au lecteur. Pourtant, comme le démontre Andrea Del Lungo dans son article « Les poissons de Bosch, ou le détail ‘enflé’. Une lecture balzacienne  » : « l’apparition du tissu et régulièrement associé à des objets du désir – les deux femmes aimées par le peintre et la statue – avec des connotations toujours différentes. […] Dans le récit, la statue l’emporte sur le tableau, puisque la toile représentant Augustine est déchirée, et que la fantaisie – ou peut-être le fantasme – de Théodore se projette plutôt sur la femme-statue » (p. 12). (Voir l’analyse complète : A. Del Lungo, « Les poissons de Bosch, ou le détail ‘enflé’. Une lecture balzacienne » [en ligne], [disponible sur :] http://www.andreadellungo.com/wp-content/uploads/2013/06/les_poissons_de_bosch.pdf)., faire fermer ses fenêtres le jour pour travailler à la lampe ? Tiens, laisse-moi, s’il n’était pas si grossièrement immoral, il serait bon à mettre aux Petites-Maisons[194]« Tout ce ménage est fou », décrète Mme Balzac à propos des Montzaigle (Lov. A 381, f0 L’’-145.). Etre « bon à mettre aux Petites Maisons » signifie donc être bon à enfermer. L’hôpital des Petites Maisons avait été fondé en 1557 et destiné « aux pauvres infirmes, aux enfants malades de la teigne, aux femmes sujettes au mal caduc, aux insensés et aux vénériens ». Installé sur l’emplacement de l’actuel nr 21 de la rue de Sèvres (nommée de 1624 jusqu’au XVIIe siècle la rue des Petites-Maisons), cet asile fut peu à peu affecté seulement à l’internement des fous. Mais, en 1801, il devait être réservé à l’hospitalisation des vieux ménages, des veufs et veuves de plus de soixante ans et nommé alors l’hospice des Petits-Ménages. (J. Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, t. II, Paris : éd. de Minuit, 1963, p. 519-520.). Consulte monsieur Loraux, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui son avis sur tout cela, il te dira que ton mari ne se conduit pas comme un chrétien…

– Oh ! ma mère ! pouvez-vous croire…

– Oui, je le crois ! Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien de ces choses-là. Mais, moi, vers les premiers temps de son mariage, je me souviens de l’avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il était à cheval. Eh bien ! il galopait par moment ventre à terre, et puis il s’arrêtait pour aller pas à pas. Je me suis dit alors : – Voilà un homme qui n’a pas de jugement.

– Ah ! s’écria monsieur Guillaume en se frottant les mains, comme j’ai bien fait de t’avoir mariée séparée de biens avec cet original-là !

Quand Augustine eut l’imprudence de raconter les griefs véritables qu’elle avait à exposer contre son mari, les deux vieillards restèrent muets d’indignation. Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé par l’amour qu’il avait pour sa fille, et aussi par l’agitation qu’un procès allait donner à sa vie sans événements, le père Guillaume prit la parole. Il se mit à la tête de la demande en divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa fille de se charger de tous les frais, de voir les juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa les services de son père, dit qu’elle ne voulait pas se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus malheureuse encore, et ne parla plus de ses chagrins. Après avoir été accablée par ses parents de tous ces petits soins muets et consolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de ses peines de cœur, Augustine se retira en sentant l’impossibilité de parvenir à faire bien juger les hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle apprit qu’une femme devait cacher à tout le monde, même à ses parents, des malheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Les orages et les souffrances des sphères élevées ne sont appréciés que par les nobles esprits qui les habitent. En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.

La pauvre Augustine se retrouva donc dans la froide atmosphère de son ménage, livrée à l’horreur de ses méditations. L’étude n’était plus rien pour elle, puisque l’étude ne lui avait pas rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de ces âmes de feu[195] L’expression « âme de feu » renvoie peut-être à La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau : « Il n’y a que les âmes de feu qui sachent combattre et vaincre. Tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage ; la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre ». (J. –J. Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761, 4ème partie, lettre 12.) mais privée de leurs ressources, elle participait avec force à leurs peines sans partager leurs plaisirs. Elle s’était dégoûtée du monde, qui lui semblait mesquin et petit devant les événements des passions. Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée qui vint illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien. Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano, non pas pour lui redemander le cœur de son mari, mais pour s’y instruire des artifices qui le lui avaient enlevé ; mais pour intéresser à la mère des enfants de son ami cette orgueilleuse femme du monde ; mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur à venir comme elle était l’instrument de son malheur présent. Un jour donc, la timide Augustine, armée d’un courage surnaturel, monta en voiture à deux heures après midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette, qui n’était jamais visible avant cette heure-là. Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques et somptueux hôtels du faubourg Saint-Germain[196]Quartier où résidait l’ancienne noblesse, le Faubourg Saint-Germain est défini ainsi dans La Duchesse de Langeais : «Ce que l’on nomme en France le faubourg Saint-Germain n’est ni un quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui se puisse nettement exprimer. La place Royale, le faubourg Saint-Honoré, la Chaussée-d’Antin possèdent également des hôtels où se respire l’air du faubourg Saint-Germain. Ainsi, déjà tout le faubourg n’est pas dans le faubourg. Des personnes nées fort loin de son influence peuvent la ressentir et s’agréger à ce monde, tandis que certaines autres qui y sont nées peuvent en être à jamais bannies. » (H. de Balzac, La Duchesse de Langeais, 1834, chapitre II). À propos de la façon dont Balzac décrit – ou plus précisément – ne décrit pas exactement ce faubourg, voir : J. Guichardet Balzac : ‘archéologue’ de Paris (op. cit.9).. Quand elle parcourut ces vestibules majestueux, ces escaliers grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs malgré les rigueurs de l’hiver, et décorés avec ce goût particulier aux femmes qui sont nées dans l’opulence ou avec les habitudes distinguées de l’aristocratie, Augustine eut un affreux serrement de cœur : elle envia les secrets de cette élégance de laquelle[197]Balzac préfère le relatif composé à « dont » qui serait employé aujourd’hui elle n’avait jamais eu l’idée, elle respira un air de grandeur qui lui expliqua l’attrait de cette maison pour son mari. Quand elle parvint aux petits[198]Ce qualificatif ne désigne pas leur surface mais indique qu’il s’agit là de la partie non mondaine du logement, celle où ne sont habituellement admis que les intimes. appartements de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles[199]Physiologie du mariage : « de tels meubles sont essentiellement des meubles de perdition. », des draperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. Les accessoires de l’appartement s’harmoniaient[200]La forme s’harmoniait est systématiquement préférée par Balzac à s’harmonisait qui a prévalu depuis. avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le génie de la maîtresse[201] « Chez elle, aucune femme comme il faut n’est visible avant quatre heures quand elle reçoit. Elle est assez savante pour vous faire toujours attendre. Vous trouverez tout de bon goût dans sa maison, son luxe est de tous les moments et se rafraîchit à propos, vous ne verrez rien sous des cages de verre, ni les chiffons d’aucune enveloppe appendue comme un garde-manger. Vous aurez chaud dans l’escalier. Partout des fleurs égayeront vos regards ; les fleurs, seul présent qu’elle accepte et de quelques personnes seulement  : les bouquets ne vivent qu’un jour, donnent du plaisir et veulent être renouvelés  ; pour elle, ils sont, comme en Orient, un symbole, une promesse. Les coûteuses bagatelles à la mode sont étalées, mais sans viser au musée ni à la boutique de curiosités. Vous la surprendrez au coin de son feu, sur sa causeuse, d’où elle vous saluera sans se lever. » (H. de Balzac, La Femme comme il faut, 1840, [en ligne], [disponible sur :], [consulté le :] 23.05.16. de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de sa rivale par l’aspect des objets épars ; mais il y avait là quelque chose d’impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes[202]Lettre close: lettre du souverain, contresignée par un secrétaire d’État et cachetée du sceau de l’État. Fig. et familièrement, lettre close ou lettres closes se dit de quelque chose qui reste inconnu, impénétrable pour nous.. Tout ce qu’elle put y voir, c’est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme. Elle eut alors une pensée douloureuse.

– Hélas ! serait-il vrai, se dit-elle, qu’un cœur aimant et simple ne suffise pas à un artiste ; et pour balancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les unir à des âmes féminines dont la puissance soit pareille à la leur ? Si j’avais été élevée comme cette sirène, au moins nos armes eussent été égales au moment de la lutte.

– Mais je n’y suis pas ! Ces mots secs et brefs, quoique prononcés à voix basse dans le boudoir voisin, furent entendus par Augustine, dont le cœur palpita.

– Cette dame est là, répliqua la femme de chambre.

– Vous êtes folle, faites donc entrer, répondit la duchesse dont la voix devenue douce avait pris l’accent affectueux de la politesse. Évidemment, elle désirait alors être entendue.

Augustine s’avança timidement. Au fond de ce frais boudoir elle vit la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane[203]Sorte de grand siège sans dossier où plusieurs personnes peuvent être assises à la fois à la manière des Orientaux (Larousse du XIXème siècle) en velours vert placée au centre d’une espèce de demi-cercle dessiné par les plis moelleux d’une mousseline tendue sur un fond jaune[204]Variante dans l’édition originale chez Mame, le velours est « gros bleu », et devient « vert » dès l’édition Béchet. Voir à ce propos André Vanoncini, « Balzac et les couleurs  » : « L’impureté morale s’exprime de même dans les décors de couleur verte dont s’entourent certains esprits ténébreux et tortueux dans La Comédie humaine. Et Balzac veille parfois avec un soin extrême à mettre en œuvre ce jeu de correspondances. Ainsi la version originale de La Maison du chat-qui-pelote présente la perfide duchesse de Carigliano installée sur une ottomane en velours ‘gros bleu’. Plus tard, l’auteur corrige cette couleur pour donner au personnage sa pleine cohérence symbolique. On découvre alors la ‘duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane de velours vert placée au centre d’une espèce de demi-cercle dessiné par les plis moelleux d’une mousseline tendue sur un fond jaune’.  Enfin, quand le grand théoricien de la couleur, Frenhofer, entrevoit que sa Catherine, à l’exception d’un pied, s’est noyée dans un ‘brouillard sans forme’, il couvre sa toile d’une ‘serge verte’ ». (A.Vanoncini, « Balzac et les couleurs », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 2005/1, nr 5, pp. 355-366.). Des ornements de bronze doré, disposés avec un goût exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais sous lequel la duchesse était posée comme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un demi jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. Quelques fleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au-dessus des vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce tableau[205] « À propos du portrait de la duchesse dans son boudoir, il faut remarquer une fois de plus qu’il s’agit là, vu les nombreuses références picturales, de la description d’un tableau. Augustine ‘vit la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane […] posée comme une statue antique’ (p. 86). Dans les deux cas, le pictural véhicule une certaine atmosphère, le lecteur peut se faire une représentation sublime des personnes et de leur beauté même si les œuvres d’art évoquées lui sont inconnues. La duchesse couchée sur l’ottomane est décrite de façon détaillée, et Balzac n’hésite pas à appliquer à cette scène le mot de ‘tableau’ (p. 86). Ne pourrait-il pas y avoir une analogie avec le tableau célèbre de Théodore ChassériauEsther se parant pour être présentée au roi Assuérus ou La Toilette d’Esther ? » (W. Jung, « L’effet des tableaux », op. cit.68.) s’offrit aux yeux d’Augustine étonnée, elle avait marché si doucement qu’elle put surprendre un regard de l’enchanteresse. Ce regard semblait dire à une personne que la femme du peintre n’aperçut pas d’abord : – Restez, vous allez voir une jolie femme, et vous me rendrez sa visite moins ennuyeuse.

À l’aspect d’Augustine, la duchesse se leva et la fit asseoir près d’elle.

– À quoi dois-je le bonheur de cette visite, madame ? dit-elle avec un sourire plein de grâces.

– Pourquoi tant de fausseté ? pensa Augustine qui ne répondit que par une inclination de tête.

Ce silence était commandé. La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène. Ce personnage était, de tous les colonels de l’armée, le plus jeune, le plus élégant et le mieux fait. Son costume demi-bourgeois[206]C’est-à-dire mi-civil, mi-militaire. faisait ressortir les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie, de jeunesse, et déjà fort expressive, était encore animée par de petites moustaches[207]« Le port de la moustache et de la barbe, sous l’Empire, est propre aux hommes d’armes. On a vu que M. Guillaume, lui, se rasait, comme ses commis », note P.-G. Castex. relevées en pointe et noires comme du jais, par une impériale[208]Ce mot, d’emploi récent en ce sens à l’époque de Balzac, désigne une barbe limitée aux poils qui poussent juste sous la lèvre inférieure. bien fournie, par des favoris soigneusement peignés et par une forêt de cheveux noirs assez en désordre. Il badinait avec une cravache, en manifestant une aisance et une liberté qui seyaient à l’air satisfait de sa physionomie ainsi qu’à la recherche de sa toilette ; les rubans attachés à sa boutonnière étaient noués avec dédain, et il paraissait bien plus vain de sa jolie tournure que de son courage. Augustine regarda la duchesse de Carigliano en lui montrant le colonel par un coup d’œil dont toutes les prières furent comprises.

– Eh bien, adieu, d’Aiglemont[209]Victor d’Aiglement réapparaît dans plusieurs romans, particulièrement dans La Femme de trente ans, achevé en 1842, dont l’histoire commence à une époque sans doute à peu près contemporaine de celle de La Maison du chat-qui-pelote : la jeune Julie tombe follement amoureuse du brillant officier de Napoléon. Son père consent au mariage. Comme Augustine, Julie perd vite ses illusions : le bel officier se révèle insensible et égoïste, et fait le malheur de sa jeune épouse., nous nous retrouverons au bois de Boulogne[210]La promenade au Bois de Boulogne est un lieu commun du roman de mœurs parisiennes, de Balzac à Proust. Voir par exemple : P. Hamon, article « Bois (de Boulogne et autres)  », Dictionnaire thématique du roman de mœurs de 1850 à 1914, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003, ou une étude complète : N. Benhamou, « La Promenade au Bois dans le roman du XIXe siècle », [dans] : Études romantiques [en ligne], [disponible sur :] , [consulté le : 23.05.16]..

Ces mots furent prononcés par la sirène comme s’ils étaient le résultat d’une stipulation antérieure à l’arrivée d’Augustine, elle les accompagna d’un regard menaçant que l’officier méritait peut-être pour l’admiration qu’il témoignait en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l’orgueilleuse duchesse. Le jeune fat s’inclina en silence, tourna sur les talons de ses bottes, et s’élança gracieusement hors du boudoir. En ce moment, Augustine, épiant sa rivale qui semblait suivre des yeux le brillant officier, surprit dans ce regard un sentiment dont les fugitives expressions sont connues de toutes les femmes. Elle songea avec la douleur la plus profonde que sa visite allait être inutile : cette artificieuse duchesse était trop avide d’hommages pour ne pas avoir le cœur sans pitié.

– Madame, dit Augustine d’une voix entrecoupée, la démarche que je fais en ce moment auprès de vous va vous sembler bien singulière ; mais le désespoir a sa folie, et doit faire tout excuser. Je m’explique trop bien pourquoi Théodore préfère votre maison à toute autre, et pourquoi votre esprit exerce tant d’Empire[211] «Suprématie, domination de quelqu’un ou de quelque chose. Autorité exercée par une personne sur les êtres et sur les choses (…) Suprématie d’une chose, domination exercée par une chose(…) Ascendant, influence morale de quelqu’un, de quelque chose sur une personne, une de ses facultés.» (Dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [en ligne], [disponible sur :] , [abrégé :] CNRTL.) sur lui. Hélas ! je n’ai qu’à rentrer[212] On retrouve ici le topos de l’introspection, présent dans beaucoup d’ouvrages au XIXe siècle. Ce motif est toutefois plus fortement représenté par le courant romantique que le courant réaliste. en moi-même pour en trouver des raisons plus que suffisantes. Mais j’adore mon mari, madame. Deux ans de larmes n’ont point effacé son image de mon cœur, quoique j’aie perdu le sien. Dans ma folie, j’ai osé concevoir l’idée de lutter avec vous ; et je viens à vous, vous demander par quels moyens je puis triompher de vous-même. Oh, madame  ! s’écria la jeune femme en saisissant avec ardeur la main de sa rivale qui la lui laissa prendre, je ne prierai jamais Dieu pour mon propre bonheur avec autant de ferveur que je l’implorerais pour le vôtre, si vous m’aidiez à reconquérir, je ne dirai pas l’amour, mais l’amitié de Sommervieux. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Ah ! dites-moi comment vous avez pu lui plaire et lui faire oublier les premiers jours de…[213]P.G. Castex rappelle que « dans la Physiologie du mariage, une épouse délaissée va de même trouver sa rivale pour qu’elle lui rende son mari  ». Il n’est pas impossible que Balzac ait déjà pensée alors à un épisode de la vie de la duchesse d’Abrantès (comme il est supposé dans l’Introduction) : dans le chapitre « Introduction » de la Physiologie, il reconnaissait que cette œuvre devait beaucoup aux « conseils » de la duchesse.

À ces mots, Augustine, suffoquée par des sanglots mal contenus, fut obligée de s’arrêter. Honteuse de sa faiblesse, elle cacha son visage dans un mouchoir qu’elle inonda de ses larmes[214]La scène de sanglots d’Augustine rappelle des scènes de romans « sensibles » dont le plus grand représentant est Julie ou La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau. Balzac aimait ce roman et recommandait à sa sœur de le lire. Dans sa jeunesse, Balzac s’est essayé à l’écriture dans cette même veine en esquissant Sténie, ou les erreurs philosophique, et on est particulièrement tenté de lire les propos et les actions d’Augustine dans ce passage à la lumière de ce roman. Toutefois, comme toutes œuvres de jeunesse, Balzac renie cet essai. Son rapport à l’écrivain des Lumières est alors relativement ambigu. A ce sujet, lire : R. Trousson, Balzac, disciple et juge de Jean-Jacques Rousseau, Genève : Droz, 1983..

– Êtes-vous donc enfant[215]Le terme a ici le sens latin de infans, « qui ne parle pas, qui n’a pas la connaissance du langage »., ma chère petite belle ! dit la duchesse, qui séduite par la nouveauté de cette scène et attendrie malgré elle en recevant l’hommage que lui rendait la plus parfaite vertu qui fût peut-être à Paris prit le mouchoir de la jeune femme et se mit à lui essuyer elle-même les yeux en la flattant par quelques monosyllabes murmurés avec une gracieuse pitié. Après un moment de silence, la coquette, emprisonnant les jolies mains de la pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un rare caractère de beauté noble et de puissance[216]La description de la main renvoie aux théories physiognomoniques. Les deux mains opposent ici deux caractères, deux types de personnages., lui dit d’une voix douce et affectueuse : – Pour premier avis, je vous conseillerai de ne pas pleurer ainsi, les larmes enlaidissent. Il faut savoir prendre son parti sur les chagrins qui rendent malade[217]« La théorie humorale considère que la santé de l’âme comme celle du corps réside dans l’équilibre des humeurs — sang, phlegme, bile jaune, bile noire — et des qualités physiques — chaud, froid, sec, humide — qui les accompagnent. Toute maladie, due à un dérèglement du jeu de ces éléments, est ainsi susceptible d’une explication purement physique. C’est à une telle causalité que l’Antiquité recourt pour rendre compte notamment de la mélancolie » (S. Spitz, « Théorie des humeurs », [dans :] Universalis [en ligne], [disponible sur :] .), car l’amour ne reste pas longtemps sur un lit de douleur. La mélancolie donne bien d’abord une certaine grâce qui plaît, mais elle finit par allonger les traits et flétrir la plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nos tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient toujours gaies.

– Ah ! madame, il ne dépend pas de moi de ne pas sentir. Comment peut-on, sans éprouver mille morts, voir terne, décolorée, indifférente, une figure qui jadis rayonnait d’amour et de joie ? Je ne sais pas commander à mon cœur.

– Tant pis, chère belle ; mais je crois déjà savoir toute votre histoire. D’abord, imaginez-vous bien que si votre mari vous a été infidèle, je ne suis pas sa complice. Si j’ai tenu à l’avoir dans mon salon, c’est, je l’avouerai, par amour-propre : il était célèbre et n’allait nulle part. Je vous aime déjà trop pour vous dire toutes les folies qu’il a faites pour moi. Je ne vous en révèlerai qu’une seule, parce qu’elle nous servira peut-être à vous le ramener et à le punir de l’audace qu’il met dans ses procédés avec moi. Il finirait par me compromettre. Je connais trop le monde, ma chère, pour vouloir me mettre à la discrétion d’un homme trop supérieur. Sachez qu’il faut se laisser faire la cour par eux[218]Cette incorrection (reprise d’un nom singulier par un pronom pluriel) est fréquente chez Balzac, mais les épouser ! c’est une faute. Nous autres femmes, nous devons admirer les hommes de génie[219]La question de l’homme de génie occupe de nombreux écrivains durant toute l’histoire de la littérature. En règle générale, « l’homme de génie » est un synonyme d’artiste, d’homme s’adonnant exclusivement à l’expression des sensations vives que procure la nature sur le sujet. En ce qui concerne le XIXe siècle, on peut citer l’ouvrage de Victor Hugo, William Shakespeare, dans lequel l’auteur défend l’art engagé et offre une définition suivant l’exemple du dramaturge anglais de l’homme de génie., en jouir comme d’un spectacle, mais vivre avec eux ! jamais. Fi[220] Expression vieillie : « En employant fi donc, le locuteur signifie qu’il trouve indigne et méprisable d’avoir telle ou telle attitude ou de souscrire à telle ou telle idée  » (CNRTL, op. cit.218) donc ! c’est vouloir prendre plaisir à regarder les machines de l’Opéra, au lieu de rester dans une loge, à y savourer ses brillantes illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas ? Eh bien ! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie.

– Ah, madame ! avant d’entrer ici, en vous y voyant, j’ai déjà reconnu quelques artifices que je ne soupçonnais pas.

– Eh bien, venez me voir quelquefois, et vous ne serez pas longtemps sans posséder la science de ces bagatelles, d’ailleurs assez importantes. Les choses extérieures sont, pour les sots, la moitié de la vie ; et pour cela, plus d’un homme de talent se trouve un sot malgré tout son esprit. Mais je gage que vous n’avez jamais rien su refuser à Théodore ?

– Le moyen, madame, de refuser quelque chose à celui qu’on aime !

– Pauvre innocente, je vous adorerais pour votre niaiserie. Sachez donc que plus nous aimons, moins nous devons laisser apercevoir à un homme, surtout à un mari, l’étendue de notre passion. C’est celui qui aime le plus qui est tyrannisé, et, qui pis est, délaissé tôt ou tard. Celui qui veut régner, doit…

– Comment, madame, faudra-t-il donc dissimuler, calculer, devenir fausse, se faire un caractère artificiel et pour toujours ? Oh ! comment peut-on vivre ainsi. Est-ce que vous pouvez…

Elle hésita, la duchesse sourit.

– Ma chère, reprit la grande dame d’une voix grave, le bonheur conjugal a été de tout temps une spéculation, une affaire qui demande une attention particulière. Si vous continuez à parler passion quand je vous parle mariage, nous ne nous entendrons bientôt plus. Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d’une confidence. J’ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. Eh ! bien, ces femmes-là les gouvernaient, comme l’Empereur nous gouverne[221]Pas pour longtemps, remarque P.-G. Castex, car nous devons déjà être au début d’avril 1814 et Napoléon a abdiqué le 6., et étaient, sinon aimées, du moins respectées par eux. J’aime assez les secrets, surtout ceux qui nous concernent, pour m’être amusée à chercher le mot de cette énigme. Eh bien, mon ange, ces bonnes femmes avaient le talent d’analyser le caractère de leurs maris ; sans s’épouvanter comme vous de leurs supériorités, elles avaient adroitement remarqué les qualités qui leur manquaient ; et, soit qu’elles possédassent ces qualités, ou qu’elles feignissent de les avoir, elles trouvaient moyen d’en faire un si grand étalage aux yeux de leurs maris qu’elles finissaient par leur imposer[222]« Imposer à quelqu’un », sans complément direct : l’intimider, se faire respecter de lui. Enfin apprenez encore que ces âmes qui paraissent si grandes ont toutes un petit grain de folie que nous devons savoir exploiter. En prenant la ferme volonté de les dominer en ne s’écartant jamais de ce but, en y rapportant toutes nos actions, nos idées, nos coquetteries, nous maîtrisons ces esprits éminemment capricieux qui, par la mobilité même de leurs pensées, nous donnent les moyens de les influencer[223]Tout le paragraphe développe l’emprise des femmes sur les hommes par le jeu de la séduction. Ce motif qu’on retrouve dans La Peau de chagrin, est un héritage une nouvelle fois du XVIIIe et de notamment Les Liaisons dangereuses deChoderlos de Laclos, paru en 1772..

– Oh ciel ! s’écria la jeune femme épouvantée, voilà donc la vie. C’est un combat…

– Où il faut toujours menacer, reprit la duchesse en riant. Notre pouvoir est tout factice. Aussi ne faut-il jamais se laisser mépriser par un homme : on ne se relève d’une pareille chute que par des manœuvres odieuses. Venez, ajouta-t-elle, je vais vous donner un moyen de mettre votre mari à la chaîne.

Elle se leva pour guider en souriant la jeune et innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais. Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé[224] L’expression hyperbolique « le dédales de son palais » associée à la mention de l’  » escalier dérobé » renvoie à toute une esthétique de la séduction dans le milieu aristocratique ou de la haute bourgeoisie : les rendez-vous amoureux avaient lieu à l’abri des regards indiscrets, dans des « boudoirs », des antichambres. Souvent, y pénétrer pour l’amant se révéler une épreuve. qui communiquait aux appartements de réception. Quand la duchesse tourna le secret[225] Cache pratiquée dans un coffre-fort, dans un secrétaire, dans un cabinet. de la porte, elle s’arrêta, regarda Augustine avec un air inimitable de finesse et de grâce : – Tenez, le duc de Carigliano[226] Mari de la duchesse, dont il n’est nullement question.m’adore, eh ! bien, il n’ose pas entrer par cette porte sans ma permission. Et c’est un homme qui a l’habitude de commander à des milliers de soldats[227]Dans la fiction balzacienne (où il ne fait d’ailleurs que figurer) Carigliano est l’un des maréchaux de Napoléon.. Il sait affronter les batteries[228]Ensemble des armes à feu disposées en un lieu pour sa défense militaire, ou dans un but tactique.(CNRTL, op. cit.218), mais devant moi… il a peur.

Augustine soupira. Elles parvinrent à une somptueuse galerie où la femme du peintre fut amenée par la duchesse devant le portrait que Théodore avait fait de mademoiselle Guillaume. À cet aspect, Augustine jeta un cri.

– Je savais bien qu’il n’était plus chez moi, dit-elle, mais… ici !

– Ma chère petite, je ne l’ai exigé que pour voir jusqu’à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre. Tôt ou tard, il vous aurait été rendu par moi, car je ne m’attendais pas au plaisir de voir ici l’original devant la copie. Pendant que nous allons achever notre conversation, je le ferai porter dans votre voiture. Si, armée de ce talisman[229]La Peau de Chagrin fait aussi référence à un talisman., vous n’êtes pas maîtresse de votre mari pendant cent ans, vous n’êtes pas une femme, et vous mériterez votre sort !

Augustine baisa la main de la duchesse, qui la pressa sur son cœur et l’embrassa avec une tendresse d’autant plus vive qu’elle devait être oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être à jamais ruiné la candeur et la pureté d’une femme moins vertueuse qu’Augustine à qui les secrets révélés par la duchesse pouvaient être également salutaires et funestes, car la politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l’étroite raison de Joseph Lebas, ni que la niaise morale de madame Guillaume. Étrange effet des fausses positions où nous jettent les moindres contresens commis dans la vie ! Augustine ressemblait alors à un pâtre des Alpes surpris par une avalanche : s’il hésite, ou s’il veut écouter les cris de ses compagnons, le plus souvent il périt. Dans ces grandes crises, le cœur se brise ou se bronze[230]Balzac cite ici partiellement une Maxime de Chamfort (1740-1794) : « en vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze » (voir : P. Citron, « Balzac lecteur de Chamfort », [dans :] L’Année Balzacienne, Presses Universitaires de France, 1969, nr 8.).

Madame de Sommervieux revint chez elle en proie à une agitation qu’il serait difficile de décrire. Sa conversation avec la duchesse de Carigliano éveillait une foule d’idées contradictoires dans son esprit. Comme les moutons de la fable[231]Pierre-George Castex y voit une allusion à la fable Le loup et les brebis de La Fontaine (Fables, III, 13), mais le terme « mouton » est alors problématique puisque, dans la fable, il s’agit effectivement de brebis, pleine de courage en l’absence du loup, elle se haranguait elle-même et se traçait d’admirables plans de conduite ; elle concevait mille stratagèmes de coquetterie ; elle parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui, toutes les ressources de cette éloquence vraie qui n’abandonne jamais les femmes ; puis, en songeant au regard fixe et clair de Théodore, elle tremblait déjà. Quand elle demanda si monsieur était chez lui, la voix lui manqua. En apprenant qu’il ne reviendrait pas dîner, elle éprouva un mouvement de joie inexplicable. Semblable au criminel qui se pourvoit en cassation contre son arrêt de mort, un délai, quelque court qu’il pût être, lui semblait une vie entière. Elle plaça le portrait dans sa chambre, et attendit son mari en se livrant à toutes les angoisses de l’espérance. Elle pressentait trop bien que cette tentative allait décider de tout son avenir pour ne pas frissonner à toute espèce de bruit, même au murmure de sa pendule qui semblait appesantir ses terreurs en les lui mesurant. Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. Elle eut l’idée de faire une toilette qui la rendit semblable en tout point au portrait[232]Cette phrase rappelle la scène du Salon, dans laquelle le tableau est désigné par l’expression « toile vivante ».. Puis, connaissant le caractère inquiet de son mari, elle fit éclairer son appartement d’une manière inusitée, certaine qu’en rentrant la curiosité l’amènerait chez elle. Minuit sonna, quand, au cri du jockey[233]Balzac orthographie « jockei », terme qui désigne un domestique de petite taille qui conduit les chevaux non depuis la voiture elle-même, comme le cocher, mais monté sur l’un de ses chevaux. Ce mot anglais entre seulement dans la langue à l’époque où Balzac commence la rédaction de Gloire et Malheur., la porte de l’hôtel s’ouvrit. La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse.

– Que signifie cette illumination[234]Balzac emploie ici le terme dans le sens le plus courant au XIXe siècle : « le fait d’éclairer (au gaz…) d’une vive lumière ». (Littré, 1835.), demanda Théodore d’une voix joyeuse en entrant dans la chambre de sa femme.

Augustine saisit avec adresse un moment si favorable, elle s’élança au cou de son mari et lui montra le portrait. L’artiste resta immobile comme un rocher, et ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. La timide épouse demi-morte, qui épiait le front changeant, le front terrible de son mari[235]Cette phrase rappelle le portrait de Sommervieux, dans l’incipit du roman, où Balzac attirait l’attention du lecteur sur ce front « fatal », « prophétique  » et qui causait « l’effroi »., en vit par degrés les rides expressives s’amoncelant comme des nuages ; puis, elle crut sentir son sang se figer dans ses veines, quand, par un regard flamboyant et d’une voix profondément sourde, elle fut interrogée.

– Où avez-vous trouvé ce tableau ?

– La duchesse de Carigliano me l’a rendu.

– Vous le lui avez demandé ?

– Je ne savais pas qu’il fût chez elle.

La douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse de la voix de cet ange eût attendri des Cannibales, mais non un artiste en proie aux tortures de la vanité blessée.

– Cela est digne d’elle, s’écria l’artiste d’une voix tonnante. Je me vengerai, dit-il en se promenant à grands pas, elle en mourra de honte : je la peindrai ! oui, je la représenterai sous les traits de Messaline sortant à la nuit du palais de Claude[236]Messaline était la troisième épouse de l’empereur Claude. Ce dernier la fit exécuter lorsqu’elle fut accusée de comploter contre lui. En réalité, elle fut perdue à cause de sa conduite scandaleuse et de son dévergondage..

– Théodore ?… dit une voix mourante.

– Je la tuerai.

– Mon ami !

– Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à cheval…

– Théodore !

– Eh ! laissez-moi, dit le peintre à sa femme avec un son de voix qui ressemblait presque à un rugissement.

Il serait odieux de peindre toute cette scène à la fin de laquelle l’ivresse de la colère suggéra à l’artiste des paroles et des actes qu’une femme, moins jeune qu’Augustine, aurait attribués à la démence.

Sur les huit heures du matin, le lendemain, madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeux rouges, la coiffure en désordre, tenant à la main un mouchoir trempé de pleurs, contemplant sur le parquet les fragments épars d’une toile déchirée et les morceaux d’un grand cadre doré mis en pièce. Augustine, que la douleur rendait presque insensible, montra ces débris par un geste empreint de désespoir.

– Et voilà peut-être une grande perte, s’écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Il était ressemblant, c’est vrai ; mais j’ai appris qu’il y a sur le boulevard un homme qui fait des portraits charmants pour cinquante écus.

– Ah, ma mère !

– Pauvre petite, tu as bien raison ! répondit madame Guillaume qui méconnut l’expression du regard que lui jeta sa fille. Va, mon enfant, l’on n’est jamais si tendrement aimé que par sa mère. Ma mignonne, je devine tout ; mais viens me confier tes chagrins, je te consolerai. Ne t’ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou ? Ta femme de chambre m’a conté de belles choses… Mais c’est donc un véritable monstre !

Augustine mit un doigt sur ses lèvres pâlies, comme pour implorer de sa mère un moment de silence[237]Cf. la scène du Salon dans laquelle Augustine mettait un doigt sur ses lèvres en s’adressant à Sommervieux, geste qui marquait le début de la complicité entre les futurs amants.. Pendant cette terrible nuit, le malheur lui avait fait trouver cette patiente résignation qui, chez les mères et chez les femmes aimantes, surpasse, dans ses effets, l’énergie humaine et révèle peut-être dans le cœur des femmes l’existence de certaines cordes que Dieu a refusées à l’homme.

Une inscription gravée sur un cippe du cimetière Montmartre indique que madame de Sommervieux est morte à vingt-sept ans. Dans les simples lignes de cette épitaphe, un ami de cette timide créature voit la dernière scène d’un drame. Chaque année, au jour solennel du 2 novembre, il ne passe jamais devant ce jeune marbre sans se demander s’il ne faut pas des femmes plus fortes que ne l’était Augustine pour les puissantes étreintes du génie.

– Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées[238]Nous pouvons peut-être y voir une périphrase désignant les lys, qui fleurissent dans les vallées. Cette périphrase semble peut-être, dans ce cas, annoncer le titre d’une œuvre que Balzac écrira plus tard, Le Lys dans la vallée, roman dans lequel le narrateur raconte l’histoire de Félix de Vandenesse, qui éprouve une passion pour la vertueuse Henriette de Mortsauf, le « lys ». Henriette est une femme mariée et malheureuse en amour, mais se refuse à Félix, qui succombe alors aux charmes d’Arabelle Dudley, une belle aristocrate anglaise. Henriette meurt de chagrin lorsqu’elle l’apprend., meurent peut-être, se dit-il, quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant[239]Dans le manuscrit, Balzac écrit : » Cette scène était la ruine du caractère d’innocence et de candeur d’Augustine. Elle renfermait de tels secrets que son bonheur à venir devenait pour elle la plus difficile des énigmes. Bien des gens crurent voir à tort ou à raison la solution du problème de l’existence d’Augustine postérieure même à cette scène dans l’inscription mise sur une tombe du cimetière Montmartre qui indiquait que Mme de Sommervieux était morte à vingt-sept ans, comme s’il fallait des femmes plus fortes qu’elle aux puissantes étreintes du génie : comme si les fleurs humbles et modestes écloses dans les vallées mourraient transplantées près des cieux aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant »..

Maffliers[240]La date et le lieu ne furent ajoutés qu’à partir de l’édition Béchet. Balzac et la duchesse d’Abrantès, sa maîtresse, séjournèrent à Maffliers en 1829 lors de la rédaction de Gloire et Malheur., octobre 1829[241]La date indiquée – 1829 – est celle de la rédaction du texte. En réalité, Balzac se corrigeait constamment, et le texte que nous avons lu est celui de l’édition Furne, de 1842, que Balzac ne cessera de corriger jusqu’à sa mort..