Ébauches

GLOIRE ET MALHEUR
FAUX DÉPARTS

Première version rédigée au verso des feuillets 6, 8 et 5 du manuscrit (A 89, collection Jovenjoul)[1]

                Aujourd’hui le niveau légué à la Charte par la Révolution a passé sa ligne d’égalité sur tous les rangs, et à l’exception de quelques maisons historiques ou des familles investies de la Pairie, les diverses profession et les états ont contracté à peu près les mêmes habitudes, un habillement uniforme donne au premier coup d’œil une même tournure aux individus, et la plus heureuse de toutes les libertés, fruit du rétablissement du système constitutionnel, a réellement fait de la France, une même famille. Alors chaque jour a vu se perdre ces nuances qui jadis distinguaient si fortement les classes de la société et que certain Évêque de Cambray voulait numéroter dans son utopie par des bandes brunes ou rouges et le nombre des franges permises aux habillemens, de peut de voir l’ambition mettre le trouble dans l’État. Maintenant il n’existe pas trois femmes d’apothicaires qui n’ayent pas de collier de perles orné d’une [illis.] ou d’une croix en diamans pour mettre au bal ; le plus mince épicier à Paris voit l’acajou décorer sa chambre nuptiale, et le dimanche, un étranger reconnaîtrait guère dans leur élégant tilbury ou sur leurs chevaux, l’agent de change qui la veille lui a vendu un coupon de rente, le carrossier qui lui loue son landau, le tapissier qui lui a livré un meuble, le marchand de bois auquel il a soldé un mémoire. Un pair de France salue son libraire et quelques fois déjeune chez lui, un avoué va au bal d’un noble duc, la plus fière et la plus élégante princesse voit sa robe portée par une riche modiste. Les anciennes saturnales de Rome sont devenues une conquête de nos lois dûe à notre longue tempête et avant qu’elles s’établissent plus complètement dans les départemens, elles règnent à Paris d’une manière despotique. On ne voit plus que de loin en loin et comme clairsemées dans la civilisation ces vieilles familles qui ont conservé les mœurs et les costumes caractéristiques de leurs professions. Le flâneur dont les jouissances ont été doublées par le plaisir difficile qui se rencontre dans l’investigation physiognomique des passans depuis l’ère de la liberté, regarde avec étonnement ces anciens débris de l’ancien monde. M. Cuvier ne fut pas plus surpris d’apprendre qu’un homme fossile existait à Moret que ne le sont les Parisiens de voir marcher d’un pas lent l’équipage à marche-pied fixe et à un cheval d’un vieux docteur dont la tête octogénaire garde une étroite perruque [illis.] et qui porte cet air niais et grave immortalisé par Molière. Qui ne s’est pas arrêté souvent en voyant quelques rentiers du Marais, quelques anciens procureurs conservant sous leur bras le chapeau plat avec trois cornes, et ayant aux pieds de vénérables souliers à boucles et mettant au jour les derniers mollets qu’il sera permis de contempler à la génération actuelle. Intrépides lecteurs de la Quotidienne, ce sont ces judicieux champions de l’ancien ordre des choses qui s’en vont criant que tout est monstrueux en France, qu’il a fallu vivre jusqu’aujourd’hui pour voir un petit tanneur faire une faillite de vingt millions, tandis qu’avant la Révolution il eut fallu que Maître Grimau de Reynière s’en mêlat pour voir une pareille chose, que le luxe gagne et perd tous les commerces, que jadis un marchand ne payait pas cinq cent francs une enseigne, et ne dépensait pas mille écus pour asseoir Madame dans son comptoir d’acajou, mais qu’il avait dans sa cave des écus amassés et du bon vin, qu’il le buvait en se retirant du commerce et que les écus servaient à faire mettre son fils au Parlement, que c’était à cette sage manière de vivre que la France devait les de Thou, les Brissot, les Pasquier, les Lamoignon, les d’Orvilliers, et un grand nombre de noms historiques, qu’une famille mettait cent ans à parvenir et que aujourd’hui on voulait avoir la fortune trop vite et que voilà comment tant de petits marchands et de gens d’affaires se cassaient le nez, que chacun devait trouver le bonheur dans sa classe. Puis à cela, quand un gros homme en chapeau gris se trouve au café Turc, il quitte quelquefois son Courrier Français et défenseur du tems présent, il répond que les faillites payent des droits au gouvernement, que le budjet est comme le cœur par où passe tout le sang souillé et qui après l’avoir attiré le répand, que nous n’avons plus besoin de vivre pour nos petits-neveux, mais pour nous, que les maisons historiques sont des préjugés, qu’il n’y a plus besoin de distinctions dans un pays où tout est libre, que le luxe et l’aisance sont un signe de prospérité, que la Révolution a eu plus de généraux célèbres, et de gens de génie qu’en deux siècles de la vieille monarchie, et achevant sa bouteille de bièrre, il sort en murmurant le mot de ganaches.

                L’Ordre des choses a eu une influence énorme sur la destinée des femmes. Il a aboli sans retour ces barrières qui séparaient les familles. Une jeune fille a une plus grande étendue pour jetter ses filets, et, la distinction des femmes mariées en dames et mademoiselles sont de ces idées fabuleuses qui font passer le savant qui en parle comme un [illis.]. Le bonheur conjugal et la sainteté des mœurs de la famille sont nés de la liberté qui prélude aux choix d’une femme ou d’un mari beaucoup mieux qu’autrefois, le bonheur restant menacé d’écueils sociaux : mais le sujet de l’aventure dont il s’agit ici signalera peut-être les dangers des faciles mésalliances qui seraient à craindre aujourd’hui.

Deuxième version

                Dans la rue St Denis et presqu’au coin de la rue du petit lion il existait encore en 1808, une de ces anciennes maisons construites en bois, dont les murs menaçans semblaient chargés d’hiéroglyphes. En effet quel nom donner à ces X et à ces Y dessinés en profusion par les pièces de bois transversales dont la couleur tranchait d’autant plus sur la chemise jeunatre passée par le badigeonneur à ce vieux mur que les poutrelles peintes paraissaient isolées par de petites lézardes qui disparaissaient de chaque côté des lignes parallèles taillées en dents de scie. Le toit triangulaire s’avançait de deux pieds afin de protéger par cette saillie la fenêtre d’une lucarne et un grenier qui pour ne pas charger la maison étaient construits par des planches élevées l’une sur l’autre comme des ardoises légères et larges. Quatre fenêtres basses et bien rapprochées l’une de l’autre se répétaient à trois étages avec des différences qui auraient pu exercer le génie d’un observateur. Au 1er étage les carreaux inférieurs du vitrage étaient en bois. Au second, les fenêtres possédaient des jalousies vertes et de grandes vitres à rideaux très-claires. Au troisième las croisées à petits carreaux s’ouvraient et se fermaient par le moyen de ces ingénieuses coulisses par lesquelles nos pères faisaient remonter la partie inférieure du vitrage vers le haut, en l’arrêtant à un tourniquet capricieux. Une pièce de bois formidable horizontalement appuyée sur quatre jambages de pierres rongées et qui avaient reçu autant de couches de peinture que la joue d’une vieille duchesse avait épuisé de pots de rouge, surplombait le rez-de-chaussée. Au milieu de la large poutre était accroché un antique tableau représentant  un chat qui pelotait. À droite du tableau et sur le champ d’azur vieilli qui déguisait impar<faitement> la pourriture du bois, on lisait Guillaume et à gauche successeur de Chevrel en belles lettres dorées dont le tems avait rongé une partie de l’or moulu parcimonieusement répandu sur cette antique enseigne dont les U étaient des V et les V des U selon les lois d’une orthographe immémoriale. Afin de rebattre l’orgueil des gens qui vantent le charlatanisme des commerces modernes, il convient de faire observer ici que ces enseigne dont l’ethymologie semble bizarre à plus d’un négociant qui étale de belles marchandises et n’a rien dans son magasin, étaient le tableau mort d’un ancien tableau vivant à l’aide duquel nos espiègles ancêtres avaient réussi à achalander leur maison quand elle alla était fournie de manière à soutenir cette réputation singulière. Ainsi la truie qui filait, le chat qui pelote, étaient des animaux vivans qui emmerveillaient les passans et prouvaient la patience et l’industrie du 15e siècle, et lui donnaient une grande supériorité sur les bonne foi, les providence, et les grâce de dieu qui se voyaient encore dans la rue St Denis. À l’exception de la porte par laquelle on entrait, la boutique du chat qui pelote était soigneusement défendue par de gros barreaux de fer du magasin, et il eut été difficile au passant de deviner le genre de commerce de M. Guillaume, car on ne voyait à travers les barreaux de fer du magasin que les sombres rayons en chêne dans lesquels étaient empilés des paquets de toile brune aussi nombreux qu’une cohorte de harengs qui traverse les mers. Cependant malgré l’apparente simplicité pour ne pas dire plus de cette vieille façade et le dénûment de cette boutique profonde, froide et silencieuse comme la maison d’un usurier, il n’existait pas à Paris de marchand de drapier dont les magasins fussent plus fournis que ceux de M. Guillaume. Tous les matins sur les six heures, il veillait lui-même à l’enlèvement des immenses volets ferrés auquel procédait un vieux domestique de confiance ; il assistait à l’arrivée de ses trois commis et ses deux petits jeux gris qui semblaient avoir été pratiqués sous son front jaune avec une vrille, scrutait leurs visages et leurs mouvemens de manière à les faire trembler quand ils avaient commis quelqu’escapade. C’étaient des jeunes gens confiés à ses soins par leurs pères, riches manufacturiers d’Elbeuf et de Louviers ou de Sedan et il croyait de son devoir de les maintenir dans les bornes de cette rigide éducation que les négocians de l’ancienne roche donnaient à leurs enfans. Malgré les cent mille écus qui attendaient chacun de ses trois apprentis, aucun d’eux n’eut osé rester à la table du patron au moment où le dessert apparaissait. Il ne leur donnait aucune relâche. L’un recevait les draps et les visitait au moyen d’un rouleau placé en haut de la boutique, sur lequel glissaient les pièces, l’autre était chargé du détail de la vente journalière et le troisième devenu par degrés le confident du maître.

Troisième version (vite abandonnée)

Il existait en 1808, dans la rue St Denis presqu’au coin de la |rue de la Tabletterie, une maison, assez très||[rayé]| rue du petit lion

[1] Texte reproduit dans l’édition d’Anne-Marie MEININGER (Bibliothèque de la Pléiade, t. I), pp. 1180-3.